Heures et jours qui suivent l'accouchement
(1ère partie) Conférence à la maternité de l'hôpital Saint-Vincent de-Paul, Paris, 18 juin 1977
Françoise Dolto
Je suis Françoise Dolto. Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas, je suis psychanalyste et je me suis occupée, très tôt, des cas dont la psychanalyse ne s'occupait pas, puisque la psychanalyse, au début, ne s'occupait que des névroses dites oedipiennes, c'est-à-dire des enfants qui parlaient, vers quatre, cinq ans.
Mme Morgenstern, la première psychanalyste que j'ai rencontrée chez Heuyer, quand j'étais externe des hôpitaux, a commencé à recevoir des enfants mutiques, pas encore des enfants autistes, mais des enfants mutiques, fortement phobiques et obsessionnels, qui avaient encore une expression gestuelle et une relation à la mère.
À l'époque on ne s'occupait pas d'enfants qui n'avaient pas le langage du regard à la rencontre du regard de l'autre, mais depuis, la psychanalyse s'est occupée de névroses et de psychoses avec des enclaves plus archaïques, et nous avons maintenant l'expérience d'enfants qui semblent avoir hérité de tout le poids du refoulement des deux parents, et qui nous apportent dans leur analyse les problèmes de leurs parents quand ils étaient tout petits, avant d'apporter les leurs.
Une des surprises du travail psychanalytique avec leurs enfants, c'est de voir les parents et les aînés se rétablir, en même temps que ce petit que nous soignons, nous ne voyons, sur lui, qu'une modification de sa dysharmonie physique, des proportions bizarres de son corps. C'est le physique, son aspect qui change, et s'harmonise à tel point que, dans la société, on le croit physiquement transformé. C'est ce que disent ceux qui ne l'ont pas vu depuis un an; mais il n'a pas encore changé quant à sa communication à lui.
L'enfant se fait, dans son silence, le psychanalyste des parents; c'est-à-dire qu'il leur permet de venir parler au psychanalyste de leur histoire et de la sienne, ce dont ils étaient incapables au début de l'analyse de leur enfant; peut-être même parce qu'ils l'avaient totalement oublié.
À l'occasion du travail de cet enfant, ils viennent, de temps en temps, communiquer, parfois parce qu'un souvenir leur est brusquement revenu, parfois à l'occasion d'un rêve qu'ils voudraient comprendre parce qu'il les a bouleversés; ils revivent, ils font leur propre psychanalyse, par la médiation de leur enfant, tandis que lui-même est dégagé du poids angoissant des non-dits familiaux.
C'est une des choses que je voulais vous dire, parce que ce n'est pas connu encore de beaucoup de gens. Nous n'avons pas encore non plus assez d'expériences d'analyses que nous pouvons communiquer de la sorte, et travailler avec ceux de notre métier. C'est difficile de communiquer des cas de gens qui sont actuellement vivants. Et le problème est très difficile, de camoufler, de changer noms et événements signifiants d'une observation.
Du vivant de l'analysant et de l'analyste, ce truquage pour l'étude critique en commun d'un cas clinique est indispensable au respect du secret professionnel, mais il déforme la vérité et brouille l'entendement des effets des transferts. Avec la psychanalyse des enfants plus encore qu'avec celle des adultes, on observe le rôle particulier que joue inconsciemment, du fait de sa place, de son âge et de son sexe, chaque individu de cette famille sur les autres et le rôle des autres à son égard.
Ce sont des interactions dialectiques et dynamiques dans les familles. Certains enfants en sont marqués, non pas en leur propre nom mais au nom de ce qu'ils ont hérité le poids de l'interdit du dire antérieur à leur conception ou concomitant de leur naissance, et c'est alors leur corps (leur habitus) qui manifeste et signifie ce non-dicible.
Pourquoi vous dire cela? C'est parce qu'il y a, chez l'enfant qui naît (suivant la place qu'il a dans sa famille, suivant le rôle qu'il a eu, au moment de sa conception, dans les relations de ses parents, et par rapport aux difficultés des parents avec leurs parents et avec les aînés), un impact de l'inconscient des parents sur celui de l'embryon au moment de sa conception ou qui marque le fœtus au cours de sa gestation; il est comme le médicament de cette famille.
Médicament, non parce qu'il les guérit mais parce qu'il se fait, pour ainsi dire, l'éponge de leurs problèmes, et cette éponge vivante peut rester marquée de l'interdit du désir en son propre nom, grâce à quoi les autres vivotent assez bien, au moins comme ils vivotaient, à partir du moment où cette conception a été la parole obturante entre les parents qui ont décidé tout de même de concevoir ce bébé ou, s'il est conçu, de le garder.
Leur enfant est le lieu de rencontre des zones d'ombre et de non-dit de leur vécu émotionnel l'un par rapport à l'autre. Parfois même, il a été conçu dans la rencontre non exprimée des pulsions de haine réciproque - ceci n est pas dit en péjoratif - ou des pulsions de haine de l'un de ses géniteurs et des pulsions de mort de l'autre. Non pas des pulsions de non-vie de chacun, mais des pulsions d'agressivité inconsciente qui étaient réveillées par le monde extérieur, autour d'eux, ou qu'ils subissaient de ce monde extérieur.
Cet enfant a hérité de tout cela. (Enfants de viols, enfants subis d'étreintes dites légitimes.) Ça, il faut le savoir. Je ne peux pas actuellement vous donner des observations, ceci se fait à travers le travail des enfants marqués à la naissance par des difficultés auxquelles leurs psychanalyses nous permettent de remonter, et d'aider par le dire de la vérité des drames cachés toute la famille, qui croit qu'elle ne souffre que de l'anomalie de cet enfant.
C'est en faisant parler l'anomalie de cet enfant, en l'écoutant plutôt, puisqu'il ne parle pas encore, en l'écoutant, c'est-à-dire en comprenant ce qu'il donne à entendre par ses comportements, que l'anomalie de cet enfant cède.
L'anomalie dynamique de cet enfant se révèle comme pouvant faire parler les parents de ce qu'ils n'avaient jamais pu dire, et c'est après, alors que ce soma s'étant rétabli dans ses proportions, dans son équilibre « bio-végétatif », que quelqu'un de la famille peut venir parler: à ce moment démarre la parole chez cet enfant. C'est un long travail... Malgré mon âge, je ne sais même pas si je pourrai assister jusqu'au bout de ces cas.
Ce sont les jeunes qui reprendront et comprendront cette relation incroyable, dans l'inconscient, où chacun de nous, en naissant, est du désir de ses parents le langage. Il est parfois langage voué au silence, pour que le reste de la famille puisse continuer d'avoir langage et échanges les uns avec les autres, ou en tout cas avec la société. Un seul est sacrifié pour tous (mais, ne l'oublions pas, il n'y a pas de négatif pour l'inconscient).
Cette « névrose » - c'est un mauvais mot d'ailleurs, mais enfin au début on a commencé comme ça -' la « névrose familiale », a été une des recherches de Laforgue. Au début, ça faisait hausser les épaules de la plupart des psychanalystes: la « névrose familiale », qu'est-ce que c'est que ça? On ne croyait qu'à la névrose d'un individu, au moment du complexe d’Œdipe.
Je vais vous raconter quelques histoires, pour vous montrer la fragilité, en même temps que la fantastique richesse de la dynamique libidinale, au moment de la naissance, tant pour la mère que pour l'enfant; vous verrez le travail qui peut être fait ou n'être pas fait à la naissance, par les personnes de l'entourage auxquelles la mère est si sensible, et, à travers la mère, le bébé, le nouveau-né.
Hier, This vous a parlé de cette femme qui reprochait à son enfant de l'avoir fait souffrir, alors que justement il ne l'avait pas fait souffrir, et qu'il s'agissait de sa propre naissance, où elle avait fait souffrir sa mère: elle reprochait à son enfant ce que... peut-être même, sa mère ne lui avait pas dit; peut-être lui avait-elle dit... Qu'importe.
Il fallait que son amour pour cet enfant, sa relation profonde à cet enfant reprenne la relation profonde qui s'était passée entre elle et sa mère et qui se faisait autour de la souffrance, alors qu'elle, elle n'avait pas souffert. Et c'était nécessaire à cet enfant d'entendre ça pour entendre l'authenticité de sa mère.
Je n'étais pas là hier, mais ma fille m'a raconté ce que This vous avait dit, et j'ai trouvé très intéressant que vous ayez entendu cela, parce que nous sommes tout le temps, justement, avec ce poids « apparent » que les enfants reçoivent en parole de leurs parents, et qu'il est nécessaire qu'ils reçoivent, parce que c'est la façon dont les parents ont avec eux une relation d'amour-haine, de haine-amour, relation libidinale vraie de communication d'énergie et de reconnaissance:
« Oui, il est bien génétiquement relié à moi comme moi j'ai été génétiquement reliée à ma mère. »
Et ce génétique passe à travers des affects qui doivent être dits, même s'ils sont faux, du moins faux pour les gens qui les écoutent, parce qu'ils ne correspondent pas à la réalité de ce qu'on a constaté, comme c'était le cas dans cet accouchement sans difficultés, qui réveillait chez cette femme, dans sa relation à son enfant, l'accouchement très difficile qu'elle avait fait subir, si l'on peut dire, et qu'elle avait subi en même temps vingt-cinq ans avant.
Histoire d’un allaitement
Voilà une autre histoire, elle s'est passée au début de ma vie médicale. J'étais externe à Bretonneau, à l'époque, chez Pichon, c'est là que j'ai fait ma thèse, et j'allais en salle de garde deux fois par semaine.
Quelques personnes connaissent peut-être cette histoire, c'était pendant la guerre, et j'entends en salle de garde qu'une femme de la maternité a accouché d'un superbe enfant et qu'elle a eu une montée de lait formidable. Quelle veine! C'était si difficile d'avoir du lait de femme; la plupart des femmes, traumatisées par le départ de leur mari, par la guerre, par les restrictions, n'avaient pas de lait!
Voilà une femme qui va pouvoir nourrir deux ou trois enfants; on est en train de voir avec la surveillante si on ne pourrait pas la garder, à la maternité, pour donner du lait de femme. Bref, la récupération d'une bonne laitière!...
On parle de ça... et je reviens, le lendemain; on me dit: « Vous ne savez pas ce qui s'est passé? Dès qu'elle a donné à téter à son bébé, plus de lait son lait s'est coupé. » Alors j'ai dit: « Je pense que c'est psychosomatique. » Vous voyez la rigolade d'une salle de garde : « C'est psychosomatique! Oui. Il y a quelque chose.
Si cette femme pouvait parler! Une telle montée de lait! Une superbe créature! Un bébé splendide! Il s'est passé quelque chose, il faudrait qu'elle arrive à le dire; c'est sûrement psychosomatique; il ne faut pas mettre ce bébé au biberon, il faut qu'elle parle. Alors on me demande: « Est-ce que vous pouvez venir?
- Oui, dès aujourd'hui ou après-demain, mais vous qui êtes l'interne, essayez déjà de parler avec elle: qu'est-ce que c'est, pour elle, de nourrir, sa relation à sa mère... »
Je m'en vais là-dessus, avec la bonne rigolade de tout le monde. « Ah! ces psychanalystes!... le lait qui serait psychosomatique... » Enfin!... nous sommes en 1941.
Le surlendemain, je reviens. Hurlements, avant même que j'arrive, j'entends que je suis annoncée. J'arrive, et tout le monde hurle (vous voyez ce qu'est le tonus d'une salle de garde)... Je me dis: ça y est, je ne pourrai plus revenir dans cette salle de garde, c'est trop fort, je leur en ai fait trop avaler, il y a trop de résistance. J'étais très, très embêtée parce que c'était bien agréable d'avoir un bon déjeuner, ils se débrouillaient très bien, dans les hôpitaux, pendant la guerre.
Mais ce n'était pas de l'agression, c'était une réception d'honneur; on m'a raconté l'histoire suivante... Je dois dire que moi, j'ai trouvé ça impressionnant; je n'aurais pas osé. Vous allez voir ce qui s'est passé.
L'interne était tellement embêté qu'il s'est dit: « Pourquoi pas, après tout?... » Les autres ont discuté, paraît-il, jusqu'à cinq heures de l'après-midi, après ce déjeuner, de ce que j'avais raconté. Ce que c'est quand on parle de psychanalyse, dans un milieu qui a une forte résistance; ça réveille!...
Quand il est revenu dans son service, il a parlé à la surveillante de la maternité et il lui a dit: « Voilà ce qu'une de nos consœurs psychanalyste nous suggère... » Et je leur avais déjà passé ma thèse; ils savaient que j'étais farfelue et que j'avais écrit des choses qui étaient farfelues.
Alors, qu'est-ce qu'a fait la surveillante? Ah! c'est formidable! Elle a tout fait elle-même, elle a fait la psychothérapie. Elle est allée voir cette jeune femme et elle lui a posé des questions, enfin, elle lui a parlé: « Mais voyons, votre maman..., ce si beau bébé...»; enfin, elle l'a narcissisée pour commencer, et la jeune femme s'est mise à sangloter: « Je ne peux pas, je ne peux pas le nourrir, je ne peux pas...
- Pourquoi donc, pourquoi donc?
- Ma mère m'a abandonnée à la naissance, j'ai jamais rien su de ma mère.
- Comment! une si belle petite fille que vous deviez être, comme votre petit garçon, mais c'est pas possible! ».
Et elle a sangloté dans les bras de la surveillante. Ensuite la surveillante, et c'est là qu'elle fut extraordinaire, lui a mis le bébé dans les bras, et lui a dit: « Eh bien, moi, je vais vous donner le biberon qu'on aurait donné au bébé; je ne veux pas donner le biberon au bébé, je veux le donner à sa petite maman chérie. »
Elle a materné cette femme, elle lui a donné le biberon, que la femme a su téter, tout en lui disant des mots de tendresse... Cette jeune femme pleurait, se mettait dans le giron de la surveillante: « Eh! vous êtes ma maman, vous m avez réconciliée avec mon bébé... »
Car, en même temps, depuis qu'elle n'avait pas voulu lui donner à téter, elle ne voulait pas de ce bébé; elle n'osait pas, il a fallu la narcissisation de cette surveillante pour que, narcissisée, elle puisse reprendre son bébé dans ses bras et le réinvestir d'amour. Pendant les trois heures passées entre les deux tétées à donner au bébé, à qui on ne donnait que de l'eau avec la cuillère, le lait est remonté, et elle est devenue une des meilleures nourrices du service de maternité de cette pouponnière de Bretonneau.
Personnellement, je n'aurais jamais osé faire ce qu'a fait cette surveillante...
Les psychanalystes, on écoute, on écoute; on penserait que si elle avait bien pleuré sa maman, ça aurait suffi. Eh bien, chapeau à cette surveillante qui a su « faire » ce qu'il fallait, psychologiquement, humainement, en ayant compris bien plus loin, et plus profondément que nous.
La communication était passée par la parole de cet interne qui avait transmis ce que j'avais dit, mais la surveillante, elle, a fait ce que nous appelons un véritable transfert sur cette jeune femme qui lui a confié sa douleur d'avoir été abandonnée par sa mère. Je ne sais rien de cette surveillante peut-être, elle aussi, avait-elle souffert d'un abandon?
Quoi qu'il en soit, c'est une histoire qui fait penser que le lait appartient au bébé puisqu'il le fait surgir dans la poitrine de sa mère. Des modifications humorales se font en même temps que l'accouchement, mais le bébé est là pour entretenir la montée laiteuse, si la mère aime ce bébé, si le bébé n'est pas rejeté par elle. C'est tout un ensemble, ce n'est pas seulement le « non-biberon » donné à l'enfant, et la «maternance» de la surveillante sur cette jeune femme, c'est aussi l'idée que la surveillante a eue de mettre le bébé dans les bras de cette femme, cette femme qui, déjà préconsciemment, et avec culpabilité, ne pouvait pas aimer son bébé. Qu'est-ce qui se serait passé en elle, si elle avait aimé son bébé, dans le sens où nous disons aimer, c'est-à-dire positif?
Il se serait passé qu'à ce moment-là elle aurait reproché en gestes, encore plus à sa mère, de l'avoir abandonnée, c'est-à-dire qu'elle aurait détruit, en elle, ce qui avait construit la belle femme maternelle qu'elle était. Elle ne pouvait aimer cet enfant que si une femme, en lui permettant de dire sa douleur, recevait cette douleur, ne blâmait pas sa mère, lui disait qu'elle était belle et que sa mère devait être belle, et lui disait que le bébé était très beau, faisait ainsi le troisième terme de la situation triangulaire: le bébé entre deux adultes accordés.
Elle se sentait de nouveau avec ce nouveau-né revivre son enfance; mais voilà une femme qui pouvait entendre et admettre que sa mère ait agi comme elle avait agi avec elle, mais qui stoppait le processus d'identification, en lui permettant par transfert de retrouver une relation maternelle positive, rapidement, comme ça, et de pouvoir entendre, alors dans son corps, la demande de l'enfant et y répondre, au lieu d'abandonner cet enfant et de le détacher d'elle en ne lui donnant pas à téter.
Cette histoire, vous la garderez dans votre mémoire, et pourquoi pas, dans votre cœur, vous y penserez quand vous voudrez, c'est une histoire vraie.
J'ai rencontré dans des congrès, une ou deux fois, des gens qui étaient dans cette salle de garde, dont je ne me souvenais plus d'ailleurs, et qui, me reconnaissant, disaient: « Ah! vous ne vous rappelez pas l'histoire, la fameuse histoire du lait qui a remonté chez la femme abandonnée par sa mère? »
Je dois dire que la première fois qu'on me l'a rappelée, je l'avais oubliée. Il s'est passé tant d'histoires comme ça, au début de ma compréhension psychanalytique! On en oublie toujours, mais les gens s'en souviennent. Depuis qu'on me l'a rappelée, je me suis dit: mais elle est à raconter, elle fait réfléchir aux processus de l'inconscient et aux médiations nécessaires pour qu'une souffrance, enfin, puisse porter ses fruits, en n'arrêtant pas la dynamique de la vie aux effets de la souffrance, mais à la compréhension corporelle du dépassement de cette souffrance.
Le fruit de la souffrance, chez l'être humain, n'est pas que négatif. Encore faut-il, par-delà les processus de défense qu'il suscite chez ceux qui souffrent, que ce processus n'entraîne pas la répétition ni la justification des processus de défense devenus inutiles.
La vie entre les humains, c'est le dépassement de la souffrance que nos parents ont éprouvée à notre propos, ou que nous avons éprouvée à propos de nos parents; un enfant tout neuf, nous devrions pouvoir agir pour qu'il soit tout neuf aujourd'hui et demain, et ceci grâce à l'entourage de la femme enceinte, pendant qu'elle est en fin de grossesse, au moment où elle accouche, et les jours suivants, période si sensible pour la femme, période de mutation et période d'intense réceptivité par le nouveau-né des relations d'autrui à sa personne.
Histoire du petit schizophrène
Une autre histoire qui, cette fois, est l'histoire d'un petit garçon, que j'ai vu à treize ans... Quand il est arrivé à Bichat où j'ai eu à faire sa psychothérapie, il était catalogué « schizophrène» depuis longtemps.
C'était un enfant tellement phobique qu'il ne pouvait pas voir un grattoir ou une paire de ciseaux sans être tremblant, en lui-même égaré; cependant, comme parfois les schizophrènes, il ne se débrouillait pas mal dans l'espace: sans avoir l'air de rien regarder, il ne se faisait pas écraser par les voitures. Il était l'aîné de trois. Il venait à son rendez-vous régulier, hebdomadaire, avec moi, et les séances se passaient, dont je vous fais l'économie.
J'arrive à la lin, c'est-à-dire aux événements importants. Je savais qu'il était insomniaque, mais ça faisait partie de son ensemble d'hyper-instabilité et d'état phobique, douloureux à voir. Un bruit dans la rue, même dans un espace qu'il connaissait, et il sautait et regardait partout. Naturellement, non scolarisé.
Au cours d'une dernière séance précédant ce qui va se passer, lui montrant, avec du modelage, qu'on pouvait approcher le grattoir, j'ai réussi à ce qu'il essaie de toucher ma propre main avec le grattoir, ce qui lui faisait aussi peur que si c'était lui qui était touché par ce grattoir. En aidant sa main à piquer avec le grattoir sur le dos de ma main, il me regardait, » je lui dis: « Mais oui, ce n'est pas à toi que ça fait du mal, et ça ne m'en fait même pas à moi. »
Alors, il a essayé, et il a fait des petites marques, et puis il regardait... tout va bien, tout va bien, et à un moment, rassuré, contemplant des petites marques tout à fait indolores que ce grattoir, par l'intermédiaire d'une main, qui n'osait pas, me faisait, je profite de ce moment d'inattention, et je fais la même chose à sa main... Il me regarde... il dit: «C'est ça? » Je dis: « Oui, pas plus que ça. - Ah!...»
Un moment de silence, et se passe alors une scène que je n'oublierai jamais tellement elle m'a bouleversée: deux voix sont sorties de cet être humain, deux voix.
Françoise Dolto imite alors un dialogue sans paroles compréhensibles où se répondent deux voix: une voix jeune, aiguë et suppliante, à laquelle répond une voix plus grave, plus âgée, autoritaire, semblant interdire.
Et les paroles c'était:
« Salope, non tu l'auras pas, salope, non, non, non!...
- Si maman, je veux le garder, maman, maman, maman, je veux le garder. »
Je n'y comprenais rien, et comme c'était un enfant de la guerre, qui était né en 41, je me suis dit: c'est un enfant qu'on a dû placer pendant la guerre, qu'on a dû reprendre, et la mère ne se souvient pas qu'il y a eu des scènes avec une vieille dame qui voulait garder son petit-fils; et il s'est passé au-dessus de son berceau des choses épouvantables entre une voix jeune et une voix vieille. L'enfant est parti là-dessus, un peu égaré, l'heure était terminée. Je lui ai dit au revoir. Il est parti, un peu moins zombie peut-être, mais toujours zombie: « Dans huit jours!
- Dans huit jours! »
Le lendemain, coup de téléphone de la mère:
« Ah! madame, il faut que je vous parle, il s'est passé des choses, il s'est passé...
- Il s'est passé des choses graves?
- Non, non, pas de choses graves, mais il faut que je vous voie...
- Bon, d'accord.
- Je ne peux pas attendre huit jours.
- Je préfère que vous ne veniez pas le jour de votre fils. »
Elle vient donc chez moi et me dit:
« Vous savez, il est rentré, il a mangé à toute allure, et il est allé se coucher; il a dormi de midi jusqu'au lendemain midi sans s'arrêter, et j'allais... j'étais étonnée... Je vous ai dit qu'il était insomniaque, mais il n'a jamais dormi plus d'une heure à la fois, jamais, et depuis que je le connais...
- Bébé aussi?
- Oui, bébé aussi, et puis grand garçon, toujours circulant, et de temps en temps tombant de sommeil pour une heure.
- Depuis?
- Mais depuis, il est très bien, il est très calme, il est tout différent.
Alors je lui ai dit: « Ecoutez, il y a quelque chose d'important qui s'est passé dans la dernière séance, il ne vous en a pas parlé? Il ne peut pas vous en parler sans doute. » Elle dit: « Non, il ne m'a rien dît du tout, quand je lui parle de vous, il dit le jour où il doit revenir, c'est tout. »
D'habitude, je ne romps pas le secret professionnel, mais là c'est trop important: « Il y a quelque chose que vous ne m'avez pas dit, vous m'avez caché quelque chose, volontairement ou involontairement, je n'en sais rien; ou vous ne vous êtes pas souvenue. »
(C'est ce problème dont je vous parlais tout à l'heure, de l'enfant qui fait dire des choses qu'on ne veut pas dire.) Et je lui dis: « Voilà, on dirait qu'il a assisté à une dispute autour de son berceau; une voix jeune se dispute avec une voix vieille, la voix vieille refuse à l'enfant de retourner avec la voix jeune. Est-ce que, pendant qu'il était petit, vous l'avez confié à une nourrice, à votre mère, à votre grand-mère qui voulait garder cet enfant? Est-ce qu'il y a eu des disputes entre deux femmes? »
Je vois la femme qui se couche sur la table, comme ça... « Ah! madame, ne me dites pas ça... » Grande crise d'hystérie chez une femme habituellement réservée.
« Il n'y a rien de tragique, souvenez-vous, peut-être...
- Ah! me dit-elle.
- Mais oui, on a des disputes avec ses parents, ça arrive.
- Ne me dites pas ça! »
Et elle se calme:
« Mais alors, il faut que je vous dise tout?
- Oui, il est temps...
- Eh bien, madame, c'est quelque chose que personne ne sait, il n'y a que moi qui l'ai entendu.
- C'est quoi? De quoi s'agit-il?
- Eh bien, je ne vous l'ai pas dit, nos trois enfants sont des enfants adoptés, lui il est l'aîné; et ce sont des adoptions clandestines, je suis allée dans la clinique, avec un coussin sous mes robes, et on devait inscrire le bébé à mon nom, pendant qu'une femme qui accouchait était soi-disant entrée pour curetage. »
(Elle a fait ça pour ses trois enfants, ce qui est Hiégal mais la meilleure manière d'adopter les enfants. Pour les enfants que j'ai vu adopter comme ça, ça marche très bien; celui-là c'était un cas particulier, les deux autres étaient superbes. Il y a passation des pouvoirs; la mère est d'accord, elle vient pour ça, et il n'y a pas d'histoire d'administration qui se met « entre » les intéressés.)
Quoi qu'il en soit, entrée pour adopter, on lui avait donné la chambre à côté de la femme qui venait d'avoir ce bébé. Et ce qui s'est passé, c'est que cette jeune femme qui avait seize ans au moment de la conception, dix-sept ans au moment de la naissance, cette jeune femme voulait garder le bébé.
Elle était orpheline de père; il était mort quand elle était toute petite, fille unique; elle était élevée par une mère absolument draconienne, et avait eu ce bébé avec son professeur de français déjà père de cinq enfants, et qui aimait cette jeune fille.
Il avait d'ailleurs dit à sa mère qu'il paierait devant notaire et il s'y engageait, qu'il voulait qu'elle garde ce petit parce que c'était un enfant de leur amour, qu'il ne pouvait pas le reconnaître, les lois du pays de langue française dans lequel il vivait n'autorisant pas, à cette époque, à reconnaître un enfant adultérin; il voulait s'en occuper toujours car c'était authentique l'amour qu'il avait pour cette élève.
Mais la mère n'a rien voulu savoir, la clinique tout entière était bouleversée, essayant... On a laissé l'enfant plus longtemps avant de l'inscrire, on espérait que la jeune mère pourrait emmener son bébé, on proposait une maison maternelle pour qu'elle soit séparée de sa mère, mais il n'y avait rien à faire, et finalement on a inscrit l'enfant sur l'état civil, au nom de celle qui était la mère adoptive. Elle n avait rien dit à son mari, en revenant, tellement elle était bouleversée, elle a gardé ce secret pour elle, jusqu'au jour où il est sorti, exprimé à son insu par l'enfant, ce qui a permis à sa mère de m'en parler.
La suite, c'est intéressant, qu'est-ce que ce garçon a fait comme métier? Il est devenu tailleur et, naturellement, il n'était plus question pour lui de faire des études à présent. Guéri de sa phobie des épingles, des choses piquantes et des couteaux, c'est ça qu'il a choisi.
C'est d'ailleurs curieux de voir par exemple que les bègues - j'en ai eu un certain nombre en analyse - choisissent, quand ils sont guéris, des métiers où la parole joue un très grand rôle, c'est très curieux. Enfin lui, il avait la possibilité d'exercer plusieurs métiers manuels; il a dit à ses parents qu'il voulait être tailleur, c'est-à-dire couper, coudre, piquer.
Alors... ces engrammes, comme une bande magnétique? Quand il est revenu, huit jours après, j'ai essayé de lui parler; je n'avais fait aucune interprétation, j'avais reçu ce qu'il avait dit, bouleversée de ce psychodrame à deux voix où il était égaré, en racontant ça.
Il m'a dit: « Moi, mais... je t'ai rien dit, qu'est-ce que c'est que ça, qu'est-ce que c'est que ça?», quand je lui redisais les paroles qu'il avait dites. «Je sais pas, je sais pas. Et c'était visible qu'il ne savait pas. Il s'est mis à faire des modelages, tout à fait tranquille, et les voitures pouvaient faire des embarras bruyants, il ne sautait plus, il n'était plus affolé, il ne croyait plus que ça allait défoncer la fenêtre, le bruit qui se faisait à l'extérieur, et que les piqûres allaient le faire mourir. Plus rien... C'était un enfant calme, et qui dormait. Il avait retrouvé son sommeil.
Je crois que c'est très important, d'ailleurs, l'insomnie, comme signe de... comment dire?... de « dé cohésion » précoce entre soi et soi, si je peux dire, ce qu'était l'angoisse de ce petit. Théoriquement, il y aurait énormément à dire. C'est une histoire qui montre à quel point quelque chose qui n'a pas été repris par la parole est là, jusqu'à ce que ça soit dit .
Il est vraisemblable que si la mère avait pu parler à ce bébé quand il était petit, et parler avec un psychanalyste des tout-petits (comme maintenant nous sommes plusieurs à voir des enfants de neuf, quatorze et quinze mois, qui veulent mourir, qui se laissent mourir), si ces paroles que la mère savait avaient pu être redites à cet enfant en lui racontant son histoire, je crois qu'on n'aurait pas eu un enfant schizophrène; il aurait eu ce début de sa vie partagé, par la parole, avec quelqu'un avec qui il aurait eu un transfert, et qui aurait eu un transfert avec sa mère.
Cette situation à trois se serait rétablie dans une parole vraie qui aurait débarrassé l'enfant de cet interdit de vivre, apparu avec cet événement, quand il avait été arraché, entre une mère qui l'aimait et une autre qui l'aimait aussi. Elle l'aimait d'ailleurs tellement, authentiquement, cette femme qui l'avait adopté, et qui avait été tellement bouleversée par ce qui s'était passé, qu'elle lui avait laissé le prénom que la jeune maman voulait lui donner, ce qui certainement est quelque chose qui a dû aider l'enfant à rester en vie.
Naturellement, c'était le prénom du fils d'un personnage important de ce pays. Il devait porter le prénom prestigieux, parce que cette jeune femme, n'ayant pas eu de père, avait, vis-à-vis de l'amant dont elle avait eu cet enfant, une relation qui était tout autant une relation de fille à père qu'une relation d'amante à amant.
Dans un cas pareil, l'adoption est indiquée, mais comment la faire?... Elle est indiquée parce que c'est l'enfant « incestueux » d'une fille en tutelle non libérable de sa mère, et qui s'est mise dans une situation barrée au départ, doublement barrée, barrée du côté de cet amant marié, père de famille et d'âge à être son père, et barrée du côté de sa mère aussi, rigide, frustrée.
On pourrait dire que cet enfant portait le problème de sa mère. Eh oui, il le portait; on ne l'en avait pas libéré en lui racontant son histoire dès qu'il était petit.
Texto de F. Dolto en Sospsy.com