Hommes et femmes
Françoise Dolto
La psychanalyse a mis en lumière d'une façon irréfutable que, tout comme en biologie où pas une des cellules du corps d'une femme n'est semblable à une cellule du corps d'un homme, pas un des états émotionnels, des actes et des pensées d'une femme n'est neutre.
Toute sa psychologie et tout son comportement se sont édifiés au féminin, selon des pulsions vivantes sexuées. Freud a défendu fort longtemps l'existence d'une bisexualité chez les humains, mais il faut préciser que dès l'enfance, apparaît une dominance sexuelle masculine ou féminine.
S'il existe des femmes fortes et des hommes faibles, leurs structures sont néanmoins une structure de femme ou d'homme, complémentaire de l'autre sur le plan psychologique. Chaque sexe recherche toujours l'autre pour ses pulsions et son mode de création, également complémentaires.
Les exceptions en la matière dénotent toujours un trouble dû à des événements importants survenus dans l'enfance, et dont l'effet s'est renforcé au cours de la jeunesse. La « libido» est en puissance égale chez l'homme et chez la femme, mais elle se manifeste différemment:
L’appel à l'autre, le style, le sens des responsabilités, la puissance créatrice sont le fruit d'un lien, imaginaire ou réel, entre deux êtres, dont l'un anime l'autre, le rend actif puis fécond, au propre ou au figuré. Nous n'existons jamais seuls, même si nous croyons l'être. Quand on étudie la vie inconsciente des êtres humains, on découvre que leurs œuvres témoignent toujours de liens réels avec d'autres êtres, pour eux déterminants. Tout homme est l'enfant de deux procréateurs.
Toute œuvre est née d'un inconscient humain qu'ont fécondé des rencontres créatrices. Les êtres humains se rencontrent soit en personne, soit à travers leurs œuvres; ces œuvres, qui sont le patrimoine des groupes ethniques, constituent la vie culturelle des sociétés.
Beaucoup de travaux ont été consacrés au développement des filles. On crut d'abord que la déconvenue de s'apercevoir sans organes sexuels apparents était un choc dont toute la sensibilité féminine était marquée, et dont elle se remettait rarement. Le développement des filles aurait été un processus de « négation et de défense contre cette réalité, ressentie comme une défaveur de la nature.
La psychanalyse est une science jeune. Ceux qu'on observe ou qu'on écoute font partie d'un même climat d'éducation, d'un même climat social. En cette deuxième partie du siècle, l'étude des femmes a fait des progrès, et aujourd'hui il nous apparaît tout autre chose. Bien sûr, à l'âge de la valorisation de la forme du corps, garçons et filles se demandent, devant la disparité de leur sexe, lequel est le plus beau.
Celui des garçons a plus de prestige; et puis, les émois que les filles ressentent à leur sexe, elles ne les signifient pas, au contraire des garçons. Donc, à trois ans, clivage: belle forme du mâle-enfant, moins belle forme de la femelle-enfant. Mais une autre découverte attend le garçon et la fille: la mère a des seins, le père n'en a pas. La mère semble faire seule les bébés, les nourrir et en être le seul possesseur. La déconvenue des garçons devant cette découverte vaut celle des filles devant la précédente.
La femme est supérieure en fonctionnement, sa poitrine est trop émouvante, son pouvoir sur le foyer et les enfants trop visible. Bref, à la lumière de la psychanalyse d'aujourd'hui, il apparaît que les enfants vivent tous - garçons comme filles - l'épreuve de leur petite taille, de leur jeune âge, et surtout l'épreuve sans espoir de cette appartenance à un seul sexe, avec ses limitations de valeur et de pouvoir.
Dès lors, la petite enfance est pour chacun occupée de problèmes de valeur et d'identification, de références à des modèles à envier ou à rejeter. Plus tard, c'est-à-dire de cinq à sept ans, si chacun a bien accepté la fierté de son sexe (ce qui est le cas général), les enfants entrent dans la phase décisive de leur édification personnelle.
Ils vivent dans la relation triangulaire actuelle: ce qu'on a appelé le « complexe d’œdipe ». C'est à travers ses émois prégnants qu'ils affrontent les rapports sociaux. À ce moment, l'influence de la société est telle que séparer cette investigation générale des lois et des mœurs ambiantes serait en fausser l'étude.
La psychanalyse ne connaît que des cas particuliers, et les psychanalystes se montrent imprudents si, de l'étude de cas particuliers, ils concluent à des lois générales surtout pour ces individus, adaptables à toute situation, que sont ceux de l'espèce humaine. Il y a autant d'attitudes que de cultures. Disons donc que nous parlerons du développement des filles vers la fécondité de leur corps et de leur personne, dans nos divers cadres socio-culturels.
Freud, en découvrant le caractère sexuel de la « libido » humaine bien avant l'apparition de la nubilité, a été un scandale pour son époque; et les franges de ce scandale ne nous épargnent pas. Notre civilisation judéo-chrétienne a envisagé la psychologie comme une science de la « raison », entièrement centrée sur la conscience.
Les forces passionnelles, autrefois dépendantes des dieux, étaient considérées comme muettes, magiquement créatrices ou destructrices, et « cosmiques ». Le langage, lorsqu'il abordait les problèmes de l'âme, tentait toujours de la dégager des attaches charnelles. L'homme se considérait comme un esprit en transit, accessoirement incarné, se souvenant de l'éternité, un être supposé désintéressé, autrement dit désérotisé.
Il n'est que de lire les vies des saints modèles dont on donne les noms aux enfants, pour découvrir que « ces fous de Dieu » méprisaient les lois de la vie du corps, celle de la société, souvent celle de la physique et de la chimie, de l'espace et du temps.
L'entrée des passions charnelles dans une légende monstrueuse et celle des passions surnaturelles dans une légende glorieuse pouvaient alors faire penser que les êtres, par leur raison, devaient séparer en deux leur monde affectif. Arbre de vie, « arbre du bien et du mal », telle est l'espèce vivante humaine.
Les espèces animales, elles aussi, sont mues par des attitudes irrépressibles. Celles que l'homme appelle « domestiques » partagent sa vie, son travail, ses peines, et lui sont attachées. Bien souvent, elles aussi développent leurs névroses, surtout quand une atteinte est portée à leur fécondité (il est vrai que la domestication même impose cette atteinte).
Je ne veux pas comparer les attitudes qu'on observe dans l'espèce animale à celles qu'on observe dans l'espèce humaine; ce serait tomber dans l'anthropomorphisme. Mais il est bon, pour étudier les sociétés humaines, de ne pas négliger les sociétés d'animaux. Elles aussi sont au service de la pérennité de l'espèce. Elles aussi semblent, à travers leurs mœurs, se plier à des lois, lois beaucoup plus fixes pour l'observateur que celles des humains, qui sont aussi variées que leurs langages.
Dans les mœurs humaines, partout domine la notion du bien et du mal, laquelle entraîne le sentiment de culpabilité, lié à celui de responsabilité. Ces notions font de l'être humain une créature adaptable, dont la mémoire et l'imagination fixent les conduites: le petit enfant, qui vit dans la dépendance, renonce aux conduites de plaisir qui entraînent l'angoisse ou l'agression de sa mère et du groupe, c'est-à-dire finalement son insécurité et une souffrance immédiate. Ces conduites deviennent « le mal ».
À celles qui entraînent leur plaisir ou leur joie, il donne une valeur de « bien ». Hors de ces limites, commence la déraison. Et c'est ainsi que se fait chair la langue maternelle, au point que les phonèmes qui lui sont étrangers deviennent imprononçables; et les comportements étrangers à son petit groupe social, impossibles à adopter.
L'être humain, avant la découverte freudienne, attribuait aux démons, aux forces cosmiques, puis à celles du sang ou de l'hérédité, la responsabilité des actes destructeurs de l'individu, soit dans sa propre chair, soit dans sa stérilité physiologique ou morale. La déraison vient de l'extérieur. Mais nous savons maintenant qu'elle vient aussi de l'intérieur.
Déraisonnables étaient ceux qui, surmontant la crainte pour leur propre vie, optaient pour des conduites dangereuses, mais utiles au groupe. Ces actes-là, coupables au niveau des mœurs privées (le meurtre, par exemple, ou le risque de sa vie), relevaient de nécessit6s supérieures (comme la guerre). Les « grandes » personnes, assumant des responsabilités impossibles à assumer pour les enfants, les grands hommes ou les grandes femmes de l'histoire ont été des transgresseurs des mœurs communes.
Héros ou saints, ils devenaient abstraits, décharnalisés, idéalisés.
La psychanalyse a éclairé le processus des échanges qui se nouent depuis le premier jour de la vie d'un être humain. L'individu se construit en participant passivement, puis activement, aux manifestations de la vie de son entourage, jusqu'à ce qu'il devienne citoyen et citoyenne, comme on dit depuis 1789, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'il accède à son tour au sens de sa responsabilité dans le groupe.
Le groupe dans lequel il se développe est préformé à sa naissance. Ce groupe le forme et l'informe par les conduites, les mœurs, le langage, y compris le langage non écrit, de ceux qui sont morts. Pris en charge, qu'il le veuille ou non, il aménage, soutient, oriente ou désoriente la maison familiale. S'il ne peut y vivre, il s'en va vivre autre part, où son exemple sert de modèle ou de repoussoir, selon qu'il porte ou non, aux yeux d'autrui, l'apparence de la réussite. Il construit son histoire.
Ainsi s'ouvre a chaque individu l'horizon de la loi, celle qui limite les ravages séducteurs de la liberté et de l'expansion sans frein. De même que l'être humain s'abrite dans des maisons aux issues mesurées, de même par les lois il organise des échanges de communication entre son groupe et les autres, pour mieux survivre.
Circonscrire les conduites des femmes, c'est d'abord témoigner de l'évolution des lois du mariage, du changement de leur comportement par rapport aux individus masculins de leur société. L'histoire des relations entre hommes et femmes décrit les fenêtres par lesquelles la lumière de leur destin éclairait les jeunes garçons et les jeunes filles, grandissant à l'abri des foyers avant d'être nubiles, sous la protection des murs étroits de leur maison paternelle.
Au cours de cette histoire, des éclairs fulgurants, amenés par des convulsions et des guerres, détruisaient ces maisons, ébranlaient la sécurité du groupe, menaçaient la descendance. Devant de nouvelles conditions ethniques et économiques, la conflagration des idées succédait à celle des armes; les mœurs incarnées continuaient cependant de gérer l'inconscient de ces brebis libérées sans avoir conquis leur libération. De nouveaux législateurs, applaudis pour leur force dominatrice, prenaient en main les structures ébranlées et réaménageaient les structures détruites.
Naître, croître, engendrer, mourir sont les fonctions que l'humanité partage avec toutes les autres créatures. Pour que toutes ces fonctions soient humaines, les humains doivent les sertir dans des mots, ces mots dans des phrases, ces phrases dans un sens, qui serve autant la sécurité des individus que celle de leur descendance. Il leur faut assurer, au-delà de la mort individuelle, l'immortalité de l'espèce.
Il y a toujours eu des lois sur cette terre, et quel qu'en soit le lieu, pour régir le rôle respectif des hommes et des femmes, leurs charges, leurs droits, leurs devoirs et les interdits dont ils étaient marqués de par leur âge et leur sexe. De décennie en décennie, des pulsions modifiaient les interdictions subies par la majorité.
Certains individus, marqués par les événements émotionnels de leur histoire personnelle, les transgressaient à leurs risques; d'abord condamnés par la société, puis soutenus par des éléments jeunes de plus en plus nombreux, si leur conduite honorait et sécurisait les membres du groupe les plus lucides, ils traçaient des modes nouveaux de conduite sociale.
Mais les mutations sont lentes: les parents et les éducateurs défunts, leur façon d'agir, le souci des lois qu'ils respectaient leur survivent. Sans cette survie inconsciente de leurs lois caduques, l'humanité serait sans cimetières, sans fondations, sans villes, sans trésors.
Ce sont les rites funéraires, les inscriptions tombales qui soutiennent les références de nos civilisations, tandis que la terre retournée - emblavée une année comme ceci, une année comme cela - soutient une chair vivante: celle de l'espèce humaine, non celle des personnes.
Les mœurs, sévères ou relâchées, assurent la procréation: les unes la freinent, les autres la débrident. Les lois écrites instaurent des « bâtards » et des « légaux ». Ainsi en est-il des lois d'interdits au mariage qui, dans les sociétés humaines, délimitent les conditions de juste procréation et le mode d'intégration sociale des individus.
Ces lois régissent, pour les vivants des deux sexes, le possible et l'impossible. Comme les deux jambes de l'humanité en marche, hommes et femmes, liés dans un même style de sécurité et de confiance réciproque par l'union conjugale, enseignent à leur descendance le moyen de survivre en sécurité. Leur bien mutuel intègre de plein droit leurs enfants dans l'ordre et le groupe social.
Un étroit rapport réunit les mœurs aux lois écrites d'un temps: les lois écrites servent de tuteur a la conscience responsable; les mœurs, qui ne sont que les mouvements des corps et des cœurs, s'y enroulent.
Les lois durables, les lois vivantes ne sont pas gravées dans la pierre, mais dans les cœurs, par une blessure d'amour, dès le seuil de la vie. Cet amour blessant est celui qui unit l'enfant à son dieu parental, sous son double aspect: père et mère. Les autres lois, même si elles sont inscrites au fronton des temples, sont peu à peu transgressées par ce temple vivant qu'est l'homme sous ses deux aspects, masculin et féminin.
Nous vivons actuellement une période de multiples transgressions. Les vérités s'interrogent: les mœurs prolifèrent de façon de plus en plus aberrante par rapport à la norme d'il y a trente ans. Les lois transgressées luttent dans des palais, dits de « justice », où des paroles de plainte se croisent avec des paroles de sentence.
Dans ces palais, on rencontre pêle-mêle des mal-vivants inconscients, des ignorants, des malades, des vivants avides et pervertis. Mais aux périodes graves on y rencontre aussi des vivants porteurs d'une éthique en gestation.
Fort nombreux, ils représentent la rectitude humaine offensée, que les lois moribondes et leurs sentencieux fonctionnaires ne peuvent plus contenir. Les lois tombent alors en désuétude : les mœurs l'emportent. La vie déborde la parole, qui s'assourdit d'avoir perdu ce qu'elle contenait de vérité.
Alors, un législateur plus ou moins inspiré décide de nouvelles lois, qui signent la caducité des anciennes. Saluées par des cris d'espoir, elles suivront le sort des précédentes quelques décennies plus tard, car toutes les lois meurent quand elles paralysent les mœurs. « Les lois passent, une « loi demeure: celle de l'inconscient, qui est toujours présente. C'est elle qui en définitive régit les mœurs.
Les humains ne perçoivent leur existence individuelle que par les entraves, les blessures et les mutilations qu'ils ressentent, en leur corps et leur cœur. Ils « se fabriquent par des émois contrés, quand celui qui les contre est aimé, respecté, désiré. C'est cette expérience, cet affrontement qui, au jour le jour, détermine leur histoire personnelle.
Il en est de même pour une société, aux prises avec des réalités matérielles et économiques, des sentiments conscients et des réalités matérielles symboliques nées du désir insatisfait de chacun des membres sexués de cette société. Expérience et désir sont en conflit permanent, en conflit vital, en conflit inévitable, en conflit intrinsèque.
La psychanalyse a découvert les pulsions inconscientes dites « de vie » - passives et actives - qui poussent les individus à la conservation de leur vie propre, et les pulsions inconscientes dites « de mort », qui incitent l'individu à dépasser ses propres limites, et à désirer un autre que lui-même dans la rencontre sexuelle qui, celle-ci, conduit à la procréation. Elles le tentent aussi à renoncer au désir et, en s'en démettant, à goûter le repos réparateur du corps.
Les pulsions inconscientes de vie justifient pour chaque individu la clameur d'appel à la liberté, aux pouvoirs nouveaux, à la conquête de la nature. Les pulsions de vie, passives et actives, font se jeter les groupes humains les uns contre les autres. Les passifs comme les actifs s'entre-blessent, s'entre-mutilent et beaucoup sont ainsi menés à leur destruction.
Les pulsions inconscientes de mort font s'attirer les humains, sexe à sexe, dans les étreintes qui les libèrent de leurs limites individuelles, où la rencontre de leur semence lance, dans l'aventure qu'est la vie, d'autres humains également avides de survie et promus eux aussi à engendrer. Aussi les pulsions inconscientes de mort mènent-elles l'homme, sous son double aspect, mâle et femelle, vers la procréation d'enfants, dont la survie lui est plus chère que sa propre chair promise à la mort proche et inéluctable.
Dans l'histoire de l'humanité, à travers les lois du mariage, on s'aperçoit que le partage des pulsions de vie entre les hommes et les femmes fut inégal. À certaines époques, les femmes étaient chargées d'assurer la part conservatrice de l'espèce, c'est-à-dire des pulsions passives de vie. Les hommes, au contraire, étaient chargés légalement des pulsions actives, afin d'agrandir l'aire d'influence du groupe. Rien n'est là contradictoire.
L'important est que ce partage ait été soutenu par des lois et exemplarisé dans les mœurs. Le partage était conforme à la physiologie génitale des femmes. Parce que leur corps doit porter neuf mois chaque enfant dans son sein, être sa provende en nourriture, en soins et en paroles humanisantes, elles ont été longtemps marquées du sceau de « servantes des mâles », dont elles assuraient la sécurité.
Lorsqu'elles étaient les fécondes compagnes d'un homme combatif et protecteur, elles ont accepté ce rôle - et les lois qui les y maintenaient - comme elles auraient accepté un sceptre royal.
La vie humaine était courte, sa saine conservation difficile; l'art que la femme avait à déployer la valorisait. Elle se savait difficilement remplaçable pour l'époux, et indiscutable dans le cœur des hommes et des femmes nés d'elle, et par elle initiés aux rudes épreuves de la vie qui, une fois surmontées, sont sources de plus grandes joies et symboles de victoires sur la mort.
L'ambiance créée par les femmes élabore la valeur de la vie, de l'amour et de la mort, aux cours des indélébiles expériences des toutes premières années. C'est encore de la force réelle de la mère que le père a choisie - quels que soient ses droits civiques individuels apparents - que dépend la santé affective des enfants.
Si, pendant si longtemps, dans notre civilisation de couples chrétiens détribalisés qui a conquis le monde, les lois écrites semblaient dénier la liberté aux individus femmes, et donner des droits civiques seulement à l'homme, c'est parce que le pouvoir réel de la femme, tous les jours, au foyer, était inconsciemment reconnu trop fort. C'est sans doute la raison du fait que, de tous temps, dans les sociétés humaines, l'autorité a été l'apanage des hommes et cela même dans les sociétés matriarcales.
L'homme et la femme sont à l'humanité ce que la main droite et la main gauche sont aux corps industrieux. Si la forme du corps féminin est flux de puissance par ses doubles mamelles nourrissantes, ses bras aussi adroits aux champs qu'à la guerre, ses jambes aussi fortes et agiles que celles des hommes, elle est par sa forme génitale passivement ouverte à l'avenir du temps qu'elle scande en ses entrailles.
Sa forme dans son état de nature est irrécusable: fécondée même contre son gré, elle enfante. L'homme seulement, s'il est passé maître de ses instincts, peut refuser de donner la vie. Corps phallique aux muscles apparents, non soumis aux cycles du temps, sexe érectile et maîtrisable aux semences fécondes, l'homme est symbole d'espace dominé.
Savoir et pouvoir dire non est le signe de celui qui, de droit, est le maître. Mais de tout temps, il n'y a maître que si le serviteur lui reconnaît droit et pouvoir. Homme et femme alternent leurs rôles. Voilà pourquoi c'est un abus de langage que de comparer le couple conjugal du passé au couple maître-esclave où l'esclave serait la femme, malgré certaines réalités aberrantes dont le souvenir est encore vivant.
Toutes les lois qui ont fait des femmes les esclaves de l'homme ont une explication profonde: ainsi celles du Code Napoléon, qui sont entrées en vigueur à une époque où les hommes risquaient constamment leur vie dans la guerre. Le bouleversement salutaire et vivifiant des mœurs, dû à la Révolution, l'abolition officielle des droits exclusifs de l'Eglise et des pouvoirs d'une certaine classe conservatrice épuisée étaient à peine digérés.
Si, brusquement, les individus femmes avaient été aussi libres que les individus hommes (libres de leurs biens, de leur corps, de leur travail et de leur résidence avec leurs petits, alors que leurs obligations civiques et militaires étaient nulles), la société française serait tombée dans l'anarchie; non pas a la première génération, mais en quelques décennies.
L'amour libre et le travail libre, l'absence d'une dépendance à l'homme reconnue aux femmes, sans transition, c'en eut été fait de leur existence. Les caprices de l'industrie naissante eussent désaxé les jeunes femmes et les jeunes filles célibataires, non soumises à la dépendance d'un homme et désormais libérées de leur famille.
Un chaos inconscient aurait sans doute été plus nuisible à leur descendance qu'une trop sévère mutilation de leur liberté, au nom d'un ordre porté par la parole du mâle. La loi a castré les femmes. Mais la répression exalte les pulsions et stimule leur vigueur.
Les découvertes psychanalytiques ont éclairé le rôle structurant du couple parental, son rôle inconscient aux moments clefs du développement de l'enfant. Reste en lui le nœud cicatriciel, réussi ou non, que représente la liquidation plus ou moins réussie du complexe d’œdipe, la libération de sa « libido » après le deuil de son premier désir pour le parent de sexe complémentaire.
Cette castration donnée aux fils et aux filles, par les pères et la loi du groupe qui la soutient, est une épreuve encourue, on le sait, par tout enfant, quelle que soit sa race, quel que soit le niveau et le style de civilisation.
Entre sept et neuf ans se vit, doit se vivre cette épreuve; elle ne peut être évitée par le garçon. Elle peut être niée plus facilement par la fille, dans une soumission masochique. Les sources créatrices féminines sont enfouies dans la cavité abdominale. De plus, les éducateurs tolèrent la « soumission des filles et leur « passivité ».
C'est pourquoi l'inceste de père à fille est relativement fréquent, même dans nos sociétés, pour le plus grand dommage de la fille dont la personne est généralement annihilée. Sans aller jusque-là, l'état de soumission des filles aux parents, bien après l'âge nubile, souvent accompagnée d'échec culturel et social, est courant. Il témoigne de leur dépendance à une histoire sexuelle parfaitement inconsciente.
Petites filles prolongées, ignorantes de leur rôle social hors la famille, redoutant leur mère, aimant passionnément ou haïssant en secret leur père, les femmes ont souvent perdu une part de leur force de vie pour n avoir su briser le premier lien de dépendance totale indiscuté à leurs parents.
L'interdit de l'inceste de mère à fils, chez les humains, est l'interdit majeur. Transgressé, il désintègre le fils et le groupe familial tout entier. Outre cet interdit majeur, toutes les organisations sociales édictent des prescriptions qui limitent le libre choix du conjoint dans le mariage. Ces lois sont, aux yeux du psychanalyste, des balises de prudence établies sur la route des désirs adultes, lorsque la procréation est en jeu.
La procréation est une fonction démographique. Or, elle ne met au monde qu'une ébauche d'être humain incapable, pendant sept à neuf ans, de subsister sans dépendre d'un adulte nourricier. Depuis la découverte de l'inconscient, on sait qu'un enfant est un être tout de besoins, tout de désirs, et qu'il doit être acheminé vers la conquête de sa virilité ou de sa féminité par le renoncement aux désirs nuisibles à lui-même, au groupe et à la survie de l'espèce.
Les lois du mariage sont destinées à protéger la descendance et son éducation. Dans notre société, bien peu des prescriptions primitives du mariage sont demeurées. Le couple géniteur s'est détaché du groupe familial des deux lignées. Les rapports des enfants et de leurs parents y sont plus facilement dramatiques.
La culpabilité et l'insécurité qu'ils engendrent attentent à la santé mentale, mais permettent peut-être une plus grande ouverture à la culture, car l'angoisse fait fuir vers les compensations culturelles.
Ainsi, au cours de la première enfance, le désir de comprendre le parler maternel aiguillonne spontanément l'assimilation du langage; la peur de déplaire à l'adulte aide à établir de bons échanges digestifs somatiques. Mais l'angoisse peut aussi perturber les conduites motrices, entraîner des « refoulements », c'est-à-dire des conduites de prudence maladive.
Chez une femme, le désir ardent d'enfanter, de protéger et d'aimer «un enfant qui soit à elle », quel qu'en soit le géniteur, peut rester entaché du désir magique, inconscient, enfoui en deçà du souvenir, de porter un enfant réel, fruit d'un fantasme archaïque de porter en elle un enfant imaginaire de sa mère ou - fantasme moins archaïque - de son père.
Cette survivance pervertit le désir adulte; la jeune femme reçoit alors, d'une étreinte frigide avec un mâle imposé, ou de hasard, ou choisi pour ses qualités protectrices et nourricières, l'enfant posthume d'un lien imaginaire encore vivace: celui de la fillette qu'elle a été, liée à sa mère avant trois ans, et à son père avant cinq ans.
Le lien d'amour de cette mère à son enfant n'est pas humanisant: c'est elle-même, dédoublée, qu'elle reconnaît dans cet enfant; c'est un bébé fétiche; elle est une petite fille-mère, et son enfant est sa possession. Dans le triangle que devait être son couple, manque l'angle du père. Et l'enfant est promis à l'angoisse, dès le départ, une angoisse qui résulte de la perturbation des échanges symboliques, affectifs ou vitaux.
Ces enfants amènent dans le groupe social des troubles, et une morbidité dite « mentale ». Il faut, pour rétablir leur équilibre, soigner aussi leur milieu familial. Ces cas sont un appauvrissement social pour le groupe, au lieu d'être un enrichissement.
L'enfant sain, au contraire, a pu établir ses premières relations avec une mère véritablement adulte sur le plan émotionnel et sexuel. Il a appris facilement à se passer de sa mère pour les soins du corps, s'est adapté au langage et aux échanges avec les enfants de son groupe d'âge.
De trois à cinq ans, il a établi des relations avec un père adulte, reconnu maître et modèle des hommes, et a développé une conduite adaptée aux règles actuelles de son groupe ethnique. Après avoir pris une juste conscience de son corps, il se détourne de l'auto-érotisme pour chercher des partenaires de sexe complémentaire, hors de sa famille initiale.
Il reconnaît par là la valeur de son propre sexe pour un autre et, après la nubilité, sa valeur pour la fécondité. Il prouve ainsi qu'il a dépassé l'attrait pour ses géniteurs et sa dépendance à leur égard: il est adulte.
Un comportement mal socialisé, de timide passif ou de violent revendicateur, signe une névrose, c'est-à-dire une perturbation initiale; elle ouvre souvent un avenir homosexuel et stérile, ou valorisé sur le plan culturel, et seulement par compensation. Le sujet, dès ses sept ans ainsi névrosé, peut se « materner » lui-même, c'est-à-dire prendre son corps en charge; mais il est incapable de se « paterner », c'est-à-dire se diriger selon la loi sociale. Il ne peut s'insérer à la fécondité du groupe; il reste braqué sur lui-même. Il ne se reconnaît pas fils ou fille d'un père valable. Il grandit et devient adulte, avec son enclave de virilité ou de féminité désaxée.
Si un acte sexuel dû à une expérience de hasard le fait engendrer, et que le groupe lui impose le mariage, sa puissance maternelle ou paternelle sur son enfant sera infantile et désastreuse. C'est ainsi que, par la seule absence de maturation, des générations successives sont contaminées de mère en fille, de père en fils, et répandent des névroses dans des groupes sociaux tout entiers.
Les influences collatérales de l'entourage familial et social, l'usage, les lois, sont alors de très grande importance. Elles peuvent soutenir ou non la structure sociale et caractérielle de l'enfant. Les autorisations et les interdictions de mariage avec divers oncles, tantes ou cousins, par certaines sociétés, pourraient être étudiées dans une perspective analytique.
Les prescriptions apparaîtraient alors, non seulement comme des mesures de prudence, mais comme des moyens de renforcer la solidité du triangle primitif père-mère-enfant, en soulignant l'interdit, en le multipliant puisqu'on y associe dans les deux lignées d'autres individus parents du sexe complémentaire, éventuellement parents des substituts adoptifs.
La place privilégiée de l'oncle utérin, par exemple, permet à un garçon de qui la mère peut être infantile, de s'identifier à elle comme un frère, « en homme», c'est-à-dire de développer, par imitation de cet oncle, des rapports chastes avec elle, et de s'identifier à une image virile secourable, et non castratrice » comme celle du père.
Dans la société européenne, les interdits au mariage se sont bornés, ou presque, à l'inceste: géniteurs et engendrés, frères et sœurs. Même les mariages dits « consanguins », entre cousins, sont autorisés par la loi. Les restrictions ont visé beaucoup moins les rapprochements sexuels que l'autonomie des femmes. L'âge de la majorité confère aux filles non mariées des droits que leur qualité d'épouse et de mère leur retire.
Leur fonction procréatrice, au lieu de leur conférer le statut légal d'adulte, a donc été considéré comme établissant un lien de dépendance minorisaute à leur époux; ces lois semblaient soutenir une aliénation sociale des femmes. Et cependant, nul n'ignorait que la valeur sociale d'un homme reposait sur la qualité de la compagne qu'il savait choisir; que la valeur des enfants reposait sur le mode d'éducation qu'ils recevaient de leur mère et de l'ambiance qu'elle créait au foyer.
En fait, l'équilibre du foyer étant fondé sur la femme, les hommes, perdus sans elles, voulaient les fixer par la loi, les retenir par la menace que la loi faisait peser sur celles qui avaient opté pour le mariage, d'être sans appui, sans droit et sans enfants si elles quittaient le foyer.
Si des assemblées masculines de députés ont voté les lois de protection des femmes enceintes, c'est parce que l'insécurité de leur descendance découlait des fatigues de la mère travailleuse. Si les droits civiques, le divorce et l'égalité d'instruction ont aussi été votées par eux, c'est qu'ils étaient poussés par les nécessités pécuniaires, et leurs incidences sur le pouvoir d'achat et l'éducation des enfants. C'est aussi parce que, au cours des guerres meurtrières de la première moitié du XXe siècle, la qualité réelle des mères, des épouses, des sœurs, des filles, s'était fait reconnaître à tous les niveaux de la société.
C'est aussi parce que, dans de trop nombreux cas, ces hommes voyaient des femmes de valeur devenir, du fait de la loi, inefficaces pour les enfants, ou martyres dans des mariages malheureux; ou parce qu'en cas de veuvage, ils les voyaient incapables d'assurer la sécurité et l'ordre familial dans un mode de vie citadine, où ni terre ni logement n'étaient assurés. Les hommes se sont en fait inquiétés de leur descendance compromise par l'effet de lois qui ne reconnaissaient pas la valeur sociale des femmes égale à celle des hommes.
Pourquoi cette longue suprématie du sexe masculin, tant dans la vie civile que dans la vie conjugale? La psychanalyse permet-elle de le comprendre? Peut-être.
Si l'on observe bien, on s'aperçoit que le seul sexe sûr d'être l'auteur de sa descendance est le sexe féminin. Même si elle ne lui donne pas son nom, la mère sait qu'elle est la mère, et son enfant la connaît: il lui reconnaît sur sa conscience et sa personne des droits et des pouvoirs de maître. La femme, dès qu'elle est enceinte, découvre le sens de sa responsabilité vis-à-vis de son petit à naître.
Le père, lui, ne possède sa descendance que par le dire de la mère. Quel que soit son rôle géniteur (ou adoptif), l'enfant ne le reconnaît pour son maître, aimé et respecté, que si la mère le garde en estime et l'accepte. Cette fragilité du père aux yeux de l'enfant impose à l'homme de créer un lien social indélébile, d'affirmer sa force et son droit sur la personne de son épouse, mère de ses enfants, et sur leurs personnes à eux.
Le psychanalyste sait qu'il est plus difficile pour l'enfant de porter le nom de son géniteur s'il lui est étranger de cœur, que de porter celui du compagnon estimé de sa mère, actuellement couplé avec elle. Le père légal, chez nous, est le géniteur déclaré; mais le père réel est celui qui s 'inscrit pour l'enfant, dans ce qu'en termes psychanalytiques on nomme le « triangle oedipien.
Au cours de ses cinq à sept premières années, le père sain est le rival triomphateur qui interdit l'accès de son désir à la mère, s'il est un garçon. Pour la fille, le père sain, c'est celui qui défend la loi, l'ordre à la maison, qui donne sa présence préférentielle à la mère, et à elle seule ses privautés sexuelles.
Adulte sexué en activité, il ne se laisse pas impressionner par sa fille, énamourée de lui bien avant d'être pubère. Son désir est polarisé par les charmes de la mère, femme adulte triomphatrice de droit et de fait, celle à laquelle la fille désire s'identifier, et grandit de ce désir jamais satisfait. Frustration cruelle pour l'individu, mais heureuse pour l'espèce. Telle est la découverte majeure de la psychanalyse concernant la structure de la personne dans ses fondations, au cours de l'enfance.
L'enfant n'est pas mûr pour une procréation physique, mais il est déjà vigoureux et capable de procréation « symbolique ». La sexualité de l'homme et de la femme entre dans l'ordre de la civilisation par l'épreuve que les psychanalystes ont nommée la « castration oedipienne », c'est-à-dire le renoncement total de l'enfant à son attachement génital au parent de sexe complémentaire. Ceux qui n'ont pas reçu cette « castration », dans leur corps et leur cœur, par l'autorité paternelle, restent toute leur vie dans un état d'échec sentimental.
Il y a aujourd'hui de trop nombreuses situations de couples séparés, de parents redevenus célibataires d'occasion, d'enfants ballottés ou thésaurisés, revendiqués passionnellement selon leur sexe par l'un des géniteurs, ou par les deux.
Ceux-ci reportent sur l'enfant des désirs génitaux et pré génitaux refoulés et un besoin de tendresse qu'ils n'ont plus le loisir, entre adultes, de se donner l'un à l'autre. Et ils ne le savent même pas. Enfant nounours, enfant poupée, enfant compagnon, objet d'amour substitutif d'amour perdu, réparateur de la vie ratée.
Dans toutes ces situations, la descendance est en danger: soit que l'enfant vive sans contrainte suffisante ses désirs pour ses parents; soit que, privés de la présence parentale, les enfants vivent consciemment ou inconsciemment l'inceste entre frères et sœurs, sans que personne ne prononce les interdits salvateurs.
Dans notre société, qui n'est plus tribale, ces jeunes humains des villes sont aux prises avec leurs seuls désirs non parlés ni ordonnés et leurs conflits intérieurs d'impuissance passive ou agressive. Les prescriptions ancestrales, les interdits sexuels en famille ne sont plus assumés. Ils vivent dangereusement dans la promiscuité des petits logements et l'insécurité d'un foyer « tout confort », isolés de la nature dont les leçons et l'expérience leur manquent.
Privés de fêtes sociales, privés de famille collatérale, ignorant leurs liens de parenté, sans animaux, sans végétaux autres que ceux qu'on mange, les « civilisés » de nos villes et de nos écoles sont pour beaucoup de nouveaux sauvages. Chauffés et vêtus, alphabétisés et pervertis..., la culture les entoure, mais elle ne peut plus atteindre leurs forces vives; ces forces sont détruites. Le désir s'assouvit, sans joie, aux plus faciles et érotiques plaisirs.
Ce ne sont pas les droits égaux dévolus aux hommes et aux femmes qui écarteront le danger de régression culturelle qui guette nos enfants. L'être humain est un être de langage et de justification selon la loi. C'est la trinité homme-femme-enfant, régie selon des lois d'appartenance de devoirs et de droits, de respect réciproque, qui assure l'ordre des mœurs. Le sexe est l'organe de la procréation et pas seulement celui du plaisir.
Que la personne de leur mère soit l'égale de leur père face aux lois civiques, qu'elle ait autant de liberté que lui au travail et au commerce, c'est une égalité que les enfants reconnaissent. Mais elle ne suffit pas. L'égalité dévolue aux personnes civiques ne saurait jamais compenser leur immaturité émotionnelle.
Quand un couple est séparé, les lois facilitent l'éducation des enfants par un seul des géniteurs. La liberté des femmes et leur conquête des mêmes droits et pouvoirs que les hommes ne déculpabilise pas les pères d'abandonner leur rôle d'époux et d'éducateurs, de responsables du foyer.
Elle ne déculpabilise pas les mères d'accaparer leur progéniture pour leur seule satisfaction. Certes, elles peuvent, du fruit de leur travail et sans contrôle des hommes, entretenir légalement et diriger, sous leur seule autorité de fait, leur fille ou leur garçon. Mais elles les vouent ainsi: soit à une homosexualité génitale, stérile, soit à une stérilité culturelle. La base triangulaire, ordonnée par la présence du père, qui permet seule aux enfants et aux adolescents de construire leur structure sexuelle et sociale, est sapée, ébranlée.
À la lumière de la psychanalyse et de ses découvertes actuelles, nous savons que notre société vit des heures graves. La planification des naissances inscrite dans l'ordre du progrès scientifique et dans le droit pour les femmes de dire « non » ou « oui » à leur condition procréatrice, est un événement en psychologie.
Ce qu'une femme ou un homme désire avec sa conscience claire, lorsqu'elle est laissée à elle seule, est rarement dans l'ordre de la nature. L'individu est livré à ses désirs inconscients de vie et de mort, qui sont contradictoires. Pour faire face consciemment à la responsabilité de procréer, il faut un énorme effort de formation personnelle et civique.
Cet effort doit venir des femmes elles-mêmes, et je souhaite qu'elles s'y attachent. Une éducation nouvelle doit s'élaborer pour qu'elles prennent conscience de leurs forces instinctuelles, de leur place sociale, de leur rôle d'entraide, de création et de soutien de ces liens culturels: maternité-paternité.
La planification des naissances nous contraint de retrouver les grands symboles et d'y faire face, si nous ne voulons pas que notre civilisation s'écroule dans une vie de sécurité petite-bourgeoise, rétrécie, égoïste, où chacun rêve d'être un parasite parfait. Nous contenter de nos puissances avortées » nous conduirait à une morbidité croissante, à des névroses et à des débilités mentales qui multiplieraient les irresponsables.
Puissent les femmes être libérées par la science autant que les hommes! Puissent-elles maîtriser le travail et les servitudes des travaux ménagers, mais puissent-elles atteindre surtout à la maîtrise de leur « nature », qui est symbole de nourriture, de sécurité, d'organisation pacifique, de la passation du savoir et des pouvoirs humains à tous ceux qui, par leur condition transitoire d'impuissance, attendent assistance et médiation vis-à-vis de la société.
Puissent-elles éviter le fétichisme de leur propre personne et celui des « quelques seuls » enfants souhaités par elles. Puissent-elles refuser un statut de « bonheur planifié », accepté par un compagnon qui ne serait qu'un associé de confort partagé. Qu'elles n'aillent surtout pas jusqu'à émasculer le mâle, du fait que son fonctionnement biologique génital n'engagera plus forcément l'avenir.
Puisse-t-il, lui-même, ne pas sombrer dans le fétichisme de sa personne masculine, dans celui des exhibitions érotiques faciles, lorsque les couples ne sont plus contraints à la dignité et au courage de géniteurs responsables, pour assumer les suites de leur désir « inconscient ». Où serait la joie des descendants, quelle serait leur confiance en leurs propres droits à la vie, si elle n'a dépendu que du « besoin »de maternité et de paternité de leurs procréateurs, et que leur naissance aura été conforme au « plan » budgétaire familial, communal ou national?
Qu'il soit permis au psychanalyste, au seuil des temps nouveaux qui s'ouvrent pour les femmes civilisées, non pas de conclure, mais de poser les questions. N'y a-t-il pas un danger à appliquer les règles de la seule raison, élaborées sur l'expérience individuelle, à des processus vitaux dont les effets engagent une époque à venir?
Si le psychanalyste se réjouit que les découvertes actuelles de la science puissent assurer l'infécondité à des relations sexuelles, c'est qu'il espère ainsi que la préparation des jeunes au mariage se fera dans une connaissance réelle des avenues charnelles du désir, et que l'attraction mutuelle des sexes pourra s'expérimenter sans risque, quand la fécondité n'est pas encore socialement assumable par l'un ou l'autre des partenaires.
Cela permettra peut-être de dégager les filles d'une surprotection familiale; cela permettra aux hommes et aux femmes de se connaître sans angoisse. Mais... le danger d'être stérile pour les jeunes femmes, n'est-il pas plus craint que celui d'être mère? Le risque est un facteur excitant de la vie. Il n'est pas sûr que le lien d'amour entre deux amants puisse rester vivace, si ce goût de « se risquer » disparaît de l'acte procréateur, toujours un peu déraisonnable.
Peut-on sans danger fermer la porte à l'hôte inattendu, au commensal imprévu - l'enfant -, non pas utile, ni consciemment désiré, mais accepté généreusement comme le symbole du lieu et du lien mystérieux de l'amour humain vivant?
La vitalité de l'espèce humaine gît dans le lien moral et affectif des hommes et des femmes, s'ils s'entraînent à l'envi par une éthique d'amour, s'ils transcendent ensemble les lois de leur dépendance charnelle, et si cependant ils s'y enracinent dans le respect mutuel de leurs intelligences complémentaires.
L'avenir humain se situe au-delà des discordes actuelles entre groupes sociaux et entre styles de civilisation. Les individus sexués - homme, femme -, devenus conscients de leur commune solidarité dans l'épreuve de la vie mortelle, détiennent ensemble la clef de leur destinée inconnue...
Texto de F. Dolto en Sospsy.com