Comment on crée une fausse culpabilité
Documents cliniques concernant l’éducation religieuse
Françoise Dolto
Dans cet exposé, témoignant d'une longue expérience clinique, je rapporte quelques exemples relatifs à la genèse d'une fausse culpabilité. Il s'agit de cas vécus et il apparaît clairement que, si la vraie culpabilité est, ou devrait être, l'occasion de développer des forces d'actions nouvelles, tissées de confiance et d'amour, la fausse culpabilité s'avère d'autant plus nuisible qu'elle est source de dépression, de manque de confiance en soi et dans la vie. Une spiritualité saine exige qu'un être perde éventuellement ce qui reste en lui de traces d'une fausse culpabilité. La tâche n'est pas aisée et l'apport de la psychanalyse peut être ici du plus grand intérêt.
Premier exemple - Léon a trente-cinq ans, il est atteint d'une névrose obsessionnelle grave qui lui rend impossible, en dehors de son travail - son seul lien d'échange avec le monde - toute participation affective à la vie sociale. Il imagine que les gens qu'il côtoie vont mourir dans un délai donné, du seul fait qu'il l'a pensé; donc, s'ils meurent vraiment, il est coupable. Suit tout un processus de destruction magique de sa pensée et de vérifications anxieuses de la non-exécution de sa pensée.
Je ne raconterai pas tout le cas, mais seulement ceci: sa maladie remonte à sa retraite de première communion. Il était pieux; enfant, il avait été très gâté, très protégé (être mignon et sage, pour être aimé du Bon Dieu) par une grand-mère jeune veuve de guerre de 14 qui était très pieuse et l'emmenait à l'église. Les cérémonies lui plaisaient, les chants, le mystère de l'obscurité, la lumière des cierges, le silence, ce qui pour lui, de fait, équivalait seulement à la permission de ne rien faire en rêvassant dans une atmosphère de sensiblerie (saint Antoine de Padoue, les âmes du purgatoire, etc.). Jamais de jeux avec d'autres enfants.
Dès l'âge le plus tendre, le père instituteur, athée, exigeait que l'enfant fit constamment des devoirs. Jouer c'était perdre son temps. « Prépare ton avenir», entendait-il à longueur de journée. La mère, peu intelligente, peu affective, petite couturière, peu instruite, avait fait un beau rêve en devenant la femme d'un instituteur si intelligent, et entre son mari, de quinze ans plus âgé qu'elle, et sa mère, elle continuait une vie infantile.
Elle ne rêvait que de voir son fils devenir un « monsieur »: « On a tout sacrifié pour qu'il devienne un monsieur avec une belle situation. Il était si intelligent et si poli, si gentil, on aurait dit une petite fille, tant il était doux. Il avait tellement de cœur, ce petit. Il ne pouvait pas supporter de me voir triste ou de nous faire de la peine. » Cet enfant avait accepté de se rogner les ailes, de n'avoir plus ni voix, ni bras, ni jambes. Il n'avait reçu en fait d'éducation sexuelle que des menaces telles que celles-ci: « Mon petit, tu mourras si tu touches à ton robinet», disait le père athée, et « Tu iras en enfer», disait la grand-mère pieuse.
A cet enfant, disais-je, il ne restait que les petits moments d'élans paisibles à l'église, les aventures imaginaires d'autant plus remplies de scènes de sauvageries, de liberté déchaînée en dehors de la loi, que sa vie réelle était frustrée de toute liberté, de toute fantaisie, de toute innocente satisfaction « gratuite ».
Arrive la première communion. L'enfant la désirait beaucoup. Il se savait indemne de toute faute, il ne faisait jamais rien de mal, ne disait jamais de gros mots, n'avait jamais envie de rien depuis l'époque enfantine, où il pleurait pour aller jouer et où son père se fâchait si sa mère plaidait sa cause. Or, voici qu'un sermon de retraite porte sur le sujet des fautes que l'on commet par pensée. La pensée à elle seule est coupable! Révélation, effondrement, crise de scrupule, angoisse, obsession, phobies!
Toute sa vie imaginaire, seul refuge, soupape de sûreté de cette vitalité entièrement mutilée de toute liberté et toute créativité, sa vie imaginaire même le faisait aller en enfer. S'il était criminel en pensée, c'est qu'il était « puissant » en pensée. Rien ne servait d'être sage et obéissant, il fallait encore ne jamais penser à autre chose qu'à ce qui était permis par Dieu.
Or Dieu, c'était non seulement grand-mère, c'était aussi papa; c'était pour lui comme un policier qui connaît vos pensées secrètes, ces pensées qu'on n'avait jamais prises au sérieux, mais dont on a tout à coup la révélation, en même temps que celle de la culpabilité. Penser = pécher. L'enfant refuse d'ajouter un sacrilège à toutes ses pensées déjà criminelles, aucune confession ne le soulage, car il pense comme il respire. Et s'il veut s'empêcher de penser, il sent son cœur s'arrêter en lui, il a peur de mourir.
Les adultes sont incompréhensifs. La famille qui a payé le costume, le curé qui le connaît pour un enfant modèle, le poussent à la table de la communion. « Repas mortel », me dit-il encore aujourd'hui, où il a perdu toute foi, toute espérance et toute possibilité d'aimer.
Qu'est-ce que cela prouve? C'est le cas particulier d'un prédisposé, d'un hyper émotif déjà obsédé sans le savoir, ou refoulé selon le nouveau vocabulaire de la psychanalyse. Oui, mais ce cas qui est un des plus graves n'est pas unique et s'il s'agit d'un cas-limite, du moins peut-il donner à réfléchir et peut-il éclairer d'autres cas qui, pour être moins poussés, n'en sont pas moins regrettables et devraient être discernés en temps opportun.
Pour nombre d'enfants, la retraite de première communion est une période d'incandescence de sentiments amoureux pour Dieu mais aussi de sentiments magiques de culpabilité, liés aux sentiments amoureux archaïques filiaux, réveillés chez les enfants par ce repas mystique.
Il y a, surtout dans les milieux citadins et humbles, des enfants élevés dans une obédience trop stricte aux lois de la docilité servile, non par peur de l'adulte, mais au nom du Dieu qui voit tout et qui « punit ». Quand donc ne verrons nous plus de mères chrétiennes dire à un enfant « Jésus t'a puni », alors que l'enfant a seulement enfreint, à ses risques et périls, une règle de prudence animale ou désobéi à des recommandations parentales anxieuses.
Mais, pour cet enfant, la croyance en Dieu était la croyance en un témoin jaloux (C'est l'enfant lui-même qui, dans la famille, est perpétuellement le témoin jaloux). On aggravait son cas en lui demandant non seulement de le craindre, mais de se l'incorporer; auparavant, il pouvait penser sans le savoir, même en se sentant coupable, quitte a s’en confesser pour en demander le pardon. Mais s'il incorpore ce Dieu puissant, ses pensées agressives lui seront interdites; or, il le sent bien, elles présentaient pour lui le seul plaisir à vivre. Le repas mystique devenait repas mortel, non seulement sur le plan de la conscience, mais encore sur celui de la vitalité profonde de son inconscient, d'où son entrée dans la « maladie ».
Deuxième exemple - Une enfant de dix ans, amenée à la consultation dans une grave crise de troubles anxieux, me disait, alors qu'elle était à deux semaines de sa première communion, qu'elle voudrait ne pas vivre parce qu'elle avait peur de mordre l'hostie sans le faire exprès, de faire mal à Jésus, de le faire saigner et d'aller en enfer. On le leur avait dit au catéchisme, prétendait-elle.
Les troubles de cette enfant (perte de sommeil, perte d'appétit) ont cédé à un quart d'heure d'entretien apaisant et psychanalytiquement compréhensif. C'était une enfant sensuelle, qui se mordait elle-même, pour se marquer les mains, quand elle était joyeusement excitée ou très crispée. Il suffit de la faire se souvenir de tous les incidents de morsure, plus ou moins sévèrement réprimés par les adultes, qui lui revenaient à l'esprit.
Ils s'expliquaient par une très grande ardeur, à fond amoureux. Si elle mordait l'hostie, son amour et sa piété profonde pour Jésus ne pouvaient pas en être troublés, car Jésus, fils de Dieu, savait comment elle était faite. Il avait en des preuves de haine plus pénibles que cette preuve d'amour peu « classique» que représente une morsure. Et puis, quand il a dit « mangez ma chair », il n'a pas dit « ne croquez pas ».
Ce sont les prêtres qui disent cela, comme ils disent de venir en rang et de faire une petite génuflexion; c'est un règlement de déférence, ce n'est en rien un péché grave que d'y manquer. Une chose compte: l'intention de manger Jésus, pour entretenir la vie spirituelle, comme nous mangeons les animaux, les végétaux et les minéraux pour entretenir la vie du corps terrestre. Comme ce n'est pas la matière apparente du pain de l'hostie qui importe le plus, mais la présence de Jésus, on suspend les mouvements matériels de la bouche pour n'avoir que des mouvements de l'âme.
Mais si ses mouvements d'amour de l'âme s'accompagnent de morsures, de ses dents sur l'hostie, cela n'avait aucune importance. Les mouvements de son âme, son intention seule, voilà ce qui comptait aux yeux de Dieu. Tel fut à peu près l'entretien libérateur de cette enfant avec la psychanalyste.
Troisième exemple - Jeanne était l'aînée de trois enfants. Elle est devenue une fille de vingt ans, très intelligente, foncièrement droite spirituellement, mais tout à fait désadaptée sexuellement, socialement et moralement. Elle a pourtant un sens exceptionnellement juste de la valeur des rapports humains et de l'esthétique. À l'âge de sept ans, elle vécut un drame qui est à l'origine de ses troubles de l'affectivité et du caractère. Par la suite, à cause de sa condition de pensionnaire, elle resta enlisée dans un isolement affectif de plus en plus pathologique.
Les parents de Jeanne étaient propriétaires d'un hôtel réputé dont ils s'occupaient tous deux. Cela se passait dans une ville de province. Jeanne était une fillette affamée d'affection, de tendresse, de la chaleur du foyer, conditions de vie auxquelles le travail des parents faisait obstacle.
Mise en pension chez des religieuses, l'ambiance de la chapelle, les chants, le calme, le souci des choses du cœur l'attirent spontanément. Quelle différence avec la pression des parents à toute heure, les propos crus des employés, les conversations superficielles des clients sur le temps, la politique, sa solitude d'enfant dans un appartement sans office, sans lingerie, sans cuisine! La petite devient pieuse. Jésus est une réalité secourable; elle l'aime, il l'aime.
La religieuse enseigne aux enfants de faire des sacrifices pour Jésus et leur recommande d'écrire ce qu'elles ont à dire et de le glisser dans la boîte aux lettres des anges. Précisons que l'enfant croit au mythe du chou, pour la naissance, au petit Jésus des souliers de Noël, et croit aussi a priori à la sainteté des religieuses. Elle écrit ses sacrifices; fille et petite-fille de restaurateurs réputés, elle écrit: « J'ai mangé du gâteau à midi et j'en ai même repris deux fois. Gâteau pâteux qu'elle trouvait exécrable, qu'elle donnait d'habitude à sa voisine, le jour où il arrivait au menu.
La Supérieure la fait appeler et lui donne une semonce radicale, lui reprochant de se moquer d'elle. L'enfant ne comprend pas. Elle ne se doutait pas qu'une bonne sœur pût se mettre en colère et surtout la Supérieure, la plus parfaite des sœurs. Elle explique qu'elle a dit la vérité, et ainsi elle s'enlise, aggravant l'ire vexée de la susceptible Supérieure. C'est encore pire! C'est une forte tête et une mijaurée! Ce que l'enfant n'a pas compris, c'est comment les religieuses se permettaient de lire le courrier des anges.
À l'hôtel, le courrier des clients était scrupuleusement respecté, mais derrière une vitrine ou dans le casier. Personne ne l'ouvrait. Les religieuses, elles, fouillaient dans le courrier des anges. Elles étaient indiscrètes et elles avaient mauvais goût. Le mauvais gâteau, il fallait le trouver bon - elles le trouvaient bon. Jeanne se savait déjà « pas intelligente », « pas bonne élève », sa maman toujours occupée l'avait mise en pension pour que les «mères lui donnent l'éducation et l'instruction qu'elle n'avait pas le temps de lui donner.
Cette hypocrisie et cette injustice l'ont bouleversée et l'ont, dès ce jour et à jamais, éloignée de toute possibilité de voir autre chose que de l'hypocrisie dans la religion catholique vécue. Les colloques de l'enfant avec Jésus, avec son ange gardien, avec Dieu, ne devraient jamais être interceptés, jamais violés par des oreilles et des yeux appréciateurs.
Cette enfant avait compris le sens de l'effort sur soi-même: le sacrifice. C'était le type des enfants gâtés matériellement. Pour d'autres, se priver semblait le sacrifice; pour elle, c'était se gaver de ce qu'elle n'aimait pas. Où était la faute selon l'esprit? L'intention était droite, l'esprit de sacrifice juste.
Les défauts qu'elle reprochait à l'enfant, la Supérieure les portait en elle-même: manque d'amour et orgueil dominateur. Un enfant n'est jamais tué spirituellement par l'injustice des hommes, même celle des parents, si ceux qui le blessent ne cherchent pas eux-mêmes à se profiler dans l'ombre de Dieu. Mais il peut être dissocié dans son unité physique, si la droiture de ses intentions est flétrie par la personne qui, à ses yeux, représente l'autorité divine, ou l'amitié de qui détient l'autorité.
N'oublions pas que le sens de la réalité vient très tard chez un enfant. Exemple: un enfant de quatre ans, intelligent et avancé. Sa mère tente de lui expliquer à la plage le jour de leur arrivée pourquoi son rocher préféré était recouvert à marée haute et ne se découvrirait pas avant son départ. L'enfant, qui venait pourtant tous les ans au bord de la mer, court à son père comme à son défenseur: Papa, maman ne veut pas que la mer descende!
Les adultes sont tout-puissants. Témoin encore ce petit garçon de sept ans, au moment où les avions ennemis commençaient un bombardement: « Papa n'a qu'à mettre son uniforme et se mettre à la fenêtre. Tous les Allemands auront peur. »
Quatrième exemple - Un garçon de six ans et demi m'était amené pour vols importants avec récidive, mensonges, hypocrisie, manque de cœur. Il venait de mettre ses parents et son entourage dans l'inquiétude la plus sombre, par la preuve qu'il avait donnée de sa révolte même contre Dieu! Un démon de six ans! Ecoutez ce cas.
Paul a bientôt six ans et demi. Toute la famille, quatre enfants dont il est l'aîné, le père, la mère vivent avec les grands-parents chez un grand-oncle âgé, célibataire, qui possède un appartement de cinq pièces. Onze personnes, plus la bonne, dans cinq pièces! Les trois personnes âgées se plaignent constamment de la présence et du bruit des petits. La maman est nerveusement tendue, fatiguée de servir de tampon entre les uns et les autres, de chercher en vain où se loger ailleurs. Les repas sont difficiles, les personnes âgées n'aiment pas grand-chose, la vie est chère. Il fait froid.
Paul va en classe. Il n'est pas très gai, pas bon élève, il débute, il est timide. Il apporte un jour des sucettes à tous les camarades et en mange lui-même plusieurs, en classe et en récréation. La maîtresse s'étonne. Paul se trouble, elle le menace, il nie le larcin. Elle avertit la mère. Paul nie toujours. On fouille ses poches, il y reste des billets de dix francs, il nie toujours. Retour à la maison, correction violente du père, vingt-quatre heures au pain sec, et couché toute la journée.
Le lendemain même, pendant les exercices de gymnastique à l'école, Paul perd un billet de cent francs. La maîtresse le lui fait remarquer, Paul fait des yeux hagards, il devient cramoisi, il nie, il bégaie, s'oublie dans sa culotte. La maîtresse lui fait honte devant tous. La mère revient, atterrée. Nouveau drame en famille, larmes de la mère. L'enfant est renvoyé de l'école pour huit jours. Il faut donner un exemple, car tous les enfants sont au courant de ces deux mauvaises actions.
Paul préparait sa première communion privée; il allait dans un groupement de catéchisme à l'esprit nouveau où l'on tente d'éveiller l'enfant à la vie religieuse par des images poétiques: «On peut dire à Jésus, dans son cœur, beaucoup de choses qui lui font plaisir, comme: Jésus-aurore, Jésus-lumière qui brille, Jésus-soleil levant, Jésus-belle fleur etc. » La demoiselle leur demanda un jour à chacun de dire comment dans son cœur il parlait à Jésus. Chacun de répéter: « Jésus-aurore, Jésus-soleil levant, Jésus-belle fleur, etc. »
« Et toi, Paul comment dis-tu à Jésus? » Timide, Paul répondit « Moi je dis Jésus-carotte, Jésus-oignon! » Hilarité des petits camarades qui se déchaînent dans un brouhaha: Pommes de terre, chocolat, sucettes! » Trouble de la catéchiste, elle se fâche, car c'est très mal de se moquer de Jésus. Paul est sévèrement grondé. Les rires se calment, le petit monde se recroqueville et prend des airs contrits.
Paul est renvoyé du catéchisme pour quinze jours. On se demande s'il ne faut pas surseoir à cette communion privée qui pour son petit groupe devait avoir lieu un mois après.
Voilà l'exposé que me fit la mère atterrée. Paul avait tous les défauts. On le croyait sincèrement pieux, c'est très volontiers qu'il écoutait parler de Jésus et d'histoires saintes. Il faisait toujours sa prière. Mais en fait, c'était un enfant hypocrite qui n'avait ni cœur ni respect pour les choses sacrées.
Après avoir parlé à la mère, je fais venir Paul, seul à son tour. Enfant blond, très maigre, le front large, petit menton, épaules rentrées, pâle, timide. Je lui dis qui je suis (sa mère ne l'avait pas prévenu), et qu'il vient parce que rien ne va plus pour lui, d'après ce que sa maman m'a dit. Je le mets peu à peu en confiance.
Je lui demande à quoi il aime jouer, quels jeux il préfère. « Il n'y a pas de place pour jouer, là où on est, et il ne faut pas faire de bruit; on ne peut pas sortir, parce que maman n'a pas le temps. » Aimerait-il les bonbons, les confitures, les sucettes? Ses yeux sourient. « Est-ce que tu en as souvent? - Oh non, ça coûte trop cher. - Combien coûte une sucette, est-ce que tu sais? - Oui, ça coûte cent francs! me répondit-il. - Et une balle pour jouer? - Oh, presque cent francs! - Et un manteau? - Oh, des cent francs (sic). - Et un appartement? (on en parle tout le temps). - Oh, il faut des billets beaucoup. J'étais fixée sur le sens à donner aux vols réitérés des billets de banque. (L'enfant ne savait pas compter jusqu'à cent.)
« Et as-tu bon appétit? - Oh, oui, j'ai toujours faim. - Et qu'est-ce que tu aimes? - Oh, tout. - Mais, en viandes? - Toutes, mais on n'en a pas tous les jours, l'oncle François et grand-père disent que ça coûte trop cher. - Et les légumes, qu'est-ce que tu aimes? - J'aime un peu les pommes de terre, on en a tous les jours. J'aime beaucoup les carottes, mais grand-mère dit que c'est long à cuire. J'aime aussi les oignons et puis les poireaux, mais l'oncle François, il dit que ça sent mauvais, alors on n'en achète pas.
L'oncle et grand-père, ils aiment rien qui sent mauvais et rien qui fait du bruit. - C'est pas commode, dis-je, quand il faut vivre à beaucoup dans peu de place. Tu vas à l'école, ça te plaît? - Oui. - Sais-tu lire? - Un peu. Mais pas dans un livre. - Sais-tu des choses de la vie aussi, connais-tu le jour et la nuit? Il sourit. « Oui. - Et le matin, quand est-ce? - Eh bien, c'est le matin. - Et, en ce moment (il y avait la lumière électrique, il était cinq heures), sommes-nous le matin ou l'après-midi? » Pas de réponse.
« Est-ce le soir? - Oui, c'est le soir, parce qu'il y a la lumière allumée. - Pourquoi n'allume-t-on pas le jour? - Parce qu'on voit clair. - Pourquoi est-ce qu'on voit clair? - Parce qu'il fait jour. - Qu'est-ce qui éclaire le jour? - Le soleil, il nous fait chaud, mais y a pas du soleil tout le temps. - As-tu vu le soleil se coucher? » Il réfléchit. « Oui, à la mer, une fois. - Est-ce qu'il se couche tous les jours? » Il rit: «Oh non, pas tous les jours. - Sais-tu ce que c'est que l'aurore? » Il cherche « Non. - Et le soleil levant? - Le vent - Le soleil levant. - Oui, y a du soleil et du vent quelquefois, mais pas toujours. »
J'étais fixée sur les appellations mystico-poétiques et leur rôle évocateur pour mon Paul. « Veux-tu me faire un beau dessin? » lui dis-je. Il prend soigneusement un crayon et fait un cercle tout rond et au milieu du cercle une croix. Il me le montre sans rien dire. «Qu'est-ce que c'est? » Il répond tout bas: « C'est Jésus. - C'est Jésus? - C'est Jésus dans l'hostie, c'est au catéchisme. - Aimes-tu Jésus? » Il fait une mimique de ravissement et de plénitude du sourire, en regardant dans le vague, et répondit tout bas: « Oh oui, je l'aime. Quand on le mange, il vient dans notre cœur et on n'a plus envie de rien! Et puis, on est toujours gentils! » « Jésus-carotte », «Jésus-oignon » prenaient tout leur sens.
Petit Paul, soi-disant vicieux, voleur, gourmand, menteur, hypocrite, cynique, était un affamé de paix, de calme, de douceur, de plénitude sur tous les plans. Il attendait de ce Jésus-nourriture l'apaisement de toutes ses épreuves, de toutes ses faims, de toute son impuissance. J'ai vivement encouragé sa mère à lui laisser faire sa communion, tant attendue, et je souhaite qu'il en ait retiré la force et la consolation qu'il en espérait avec tant de ferveur.
Le cas de Paul nous enseigne, comme le cas de Jeanne, ce respect du colloque intérieur des enfants. N'encourageons pas les enfants à dire à d'autres oreilles les paroles émues de leur cœur pour leur dieu intérieur. Racontons-leur la belle histoire de Jésus, toujours occupé de sa vocation humaine et spirituelle, Jésus se préparant à devenir charpentier, puis apôtre, affirmant vers dix ans, malgré l'incompréhension de ses parents, cette vocation spirituelle qui l'appelait aux choses de son Père plus impérieusement qu'au souci de l'inquiétude et de la peine qu'il faisait à ses parents humains, Joseph et Marie. Cette peine ne l'empêchait pourtant pas de les aimer, de les respecter et de les honorer.
Le cas de Paul nous permet de voir aussi comment un comportement défectueux, apparemment grave, peut venir non pas d'une vitalité qui se défend contre les adultes par l'agressivité, mais bien d'une vitalité qui cherche à combler les sentiments d'abandon et de frustration, incompatibles avec la conservation du minimum de plaisir nécessaire à la vie.
Prenons garde de donner par nos attitudes agressives d'adultes une importance spirituelle à des chutes devant des épreuves humaines inévitables: le contact du sujet avec la réalité. Le comportement non adapté aux règles sociales peut venir de bonnes intentions, ce peut être le substitut d'un appel au secours, les adultes n'apportant plus la sécurité espérée, ni la compréhension du désarroi, ni l'aide affectueuse secourable dans l'épreuve, celle-ci n'étant pas supprimée: l'épreuve vaincue apporte seule l'expérience féconde. Abandonné de tout appui, condamné
dans l'expression même de ses plaintes, l'enfant s'accorde des plaisirs réconfortants sur un plan égoïste, instinctuel. Mais cela ne veut pas dire qu'en lui, dans cette régression du civilisé, il n'y ait pas encore intacte la lumière de la vie spirituelle. Si on dit à l'enfant, à temps et à contretemps, que Jésus pense comme les parents, ce Jésus - secours suprême, par l'exemple qu'il a donné de l'épreuve redoutée, mais acceptée et transfigurée dans la charité - devient une image de gendarme civilisé, comptable des actes, et non pas l'ami, le consolateur, nourriture de la vie spirituelle à travers une réalité sensorielle, destructible et consommable.
Jésus a chassé les marchands du temple et trop souvent nous refaisons de lui un marchand qui, dans le temple du cœur de nos enfants, décompte les actions en bonnes et mauvaises, ces deux valeurs frappées au profil des parents ou des éducateurs.
Il faut distinguer la moralité objective de la moralité subjective, non seulement pour les adultes, mais déjà pour les enfants. L'enfant traduit en mots, en gestes ou en mimiques l'expression de ses besoins et de ses désirs. Il est impossible de se prononcer a priori sur la signification subjective profonde de ces attitudes extérieures. Nous ne devrions jamais faire passer pour un interdit religieux, qui, transgressé entraînerait faute de morale, ce qui n'est qu'un usage, une affaire d'étiquette mondaine ou de conformisme social.
Cela vaut pour les parents, cela vaut pour tous les éducateurs, surtout ceux qui sont par état consacrés à Dieu, dans le sacerdoce ou la vie religieuse, et qui, dans la vie religieuse, dans la compréhension globale des enfants et de bien des gens, sont pour eux des représentants de Dieu, à tout moment et en toute chose.
Exemples: cette enfant de sept ans qui s'étonnait qu'une religieuse eût des pieds; cet autre de neuf ans qui croyait que les prêtres, ses éducateurs, n'avaient pas de besoins naturels évacuateurs. Et ces enfants du catéchisme discutant de façon contradictoire à propos de Marie et de Jésus - faisaient-ils leurs besoins comme tout le monde? - qui surpris par le catéchiste s'entendirent dire qu'ils blasphémaient.
Cinquième exemple - Jean, vingt-deux mois, enfant particulièrement mystique, prend un air navré un soir, au moment de la prière qu'il aime beaucoup dire : « Jésus n'est pas content, Jean a fait pipi par terre! » Nous voyons spontanément naître la superposition parents-Jésus, dans le cas de cet enfant, dans l'éducation duquel on s'appliquait pourtant très soigneusement à tenir compte des réflexions ci-dessus énoncées.
On ne tombait pas dans le travers des mamans qui, trop simplistes, font réciter l'invocation suivante: « Mon petit Jésus, aidez-moi à être bien sage. » Ce mot de sage correspondrait bien au développement sain de la vie spirituelle, si les parents étaient des saints, mais la « sagesse » pratiquement demandée correspond trop souvent à une attitude de docilité passive, non créative, opposée par principe à tout ce qui, dans les preuves de la vitalité d'un enfant, pourrait faire à maman de la peine, de la gêne ou de l'ennui.
Dans le cas de Jean, la maman répondit: « Mais non, c'est Marie qui n'était pas contente, ça lui a donné du travail pour remettre de l'encaustique sur le parquet, mais c'est parce que Marie a beaucoup à faire. Avais-tu fait exprès pipi pour ennuyer Marie? - Oh non, mais c'était si beau! - Mors, tu étais fâché d'avoir fait pipi par terre? - J'ai pas senti. - Mors Jésus n'est pas fâché du tout.
Il nous aime tous, tout habillés ou tout nus, tout sales ou tout propres, bêtes ou malins, très sages et très méchants, il nous aime toujours, c'est pas comme les papas et les mamans et les Marie. Et puis les grandes personnes, quand ils étaient petits, ils fâchaient aussi leurs papa et maman. - Alors on peut dire la prière? - Mais oui. - Oh, je suis bien content, alors on va dire "la belle des belles". » C'est ainsi que la maman de Jean appelait l'acte de charité. Et Jean se couche radieux, après ce sombre épisode, auquel il avait donné une importance quasi spirituelle, sans que sa mère y prît garde. À cet exemple d'un tout jeune enfant qui croyait avoir peiné Jésus parce qu'il avait mécontenté l'adulte aimé, comparons le cas suivant.
Sixième exemple - Etienne est un garçon de dix-sept ans, timide et bègue, d'un milieu cultivé. Son père, anxieux, bizarre et autoritaire, le gave de médicaments fortifiants, le bat ou le fouette au martinet quand il n'a pas de bonnes notes de dissertation philosophique. Ce garçon, homme déjà physiquement, est très pieux.
Un jour, au cours du traitement, je lui demandais ce qu'il pensait de ce comportement paternel; il me répondit que les commandements de Dieu l'obligeaient à ne pas juger ses parents: « Tes père et mère honoreras. » Au nom de la foi catholique, il ne se défendait pas, ne sortait même pas de la pièce. Il n'osait pas éclairer son malheureux père, au nom précisément de l'honneur qu'il fallait lui rendre, et il ne pouvait pas l'empêcher de se détruire lui-même dans son propre fils, après avoir raté sa propre vie.
Fallait-il donc attendre un psychanalyste pour ouvrir les yeux de ce garçon sur les devoirs vrais des enfants à l'égard de leurs parents? Les honorer, est-ce leur permettre de s'avilir dans des attitudes parentales perverses? Et faut-il enseigner aux enfants que toute pensée rationnelle relative au comportement des parents est ipso facto une révolte contre Dieu? Il y a des cas de défense contre les parents riches de fécondité spirituelle.
De l'intention qui soutient une résistance, nul autre que Dieu même ne peut décider, soit: mais quand donc formerons-nous des consciences d'enfants chrétiens, fixés sur l'amour de la vie que les parents leur ont donné, par-delà la peine qu'ils sont tenus en leur âme et conscience de faire, et en refusant éventuellement de suivre un exemple de vie manquée par peur du devoir, par peur des souffrances et de vraies épreuves? Ce jeune homme avait rencontré beaucoup de prêtres, aucun d'entre eux n'a soutenu sa dignité d'homme à se soustraire aux colères maladives d'un père névrosé grave.
On ne saurait traiter avec trop de ménagement et de compréhension la psychologie de l'enfant. Il ne faut pas écraser l'esprit sous la lettre. Le vrai sens moral est d'abord celui des intentions de l'esprit. L'Evangile est la condamnation du pharisaïsme. Et puis, il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, en évitant de tomber dans un confusionnisme qui facilite peut-être une tâche immédiate - le précepte divin renforçant la loi sociale - mais qui risque évidemment de fausser pour longtemps l'équilibre à venir.
Est-il opportun que le protocole du sacrement de pénitence implique, sous le signe même de l'absolution 0e veux dire, au même moment), des conseils « paternalistes » de comportement social, humainement prudent, ou un questionnaire visant à faire préciser inutilement par le sujet les circonstances ou les détails des actes dont il s'avoue coupable? Non, bien sûr, théologiens et psychologues sont sur ce point pleinement d'accord.
En ce qui concerne les enfants, l'admirable décision du pape Pie X, relative à la communion précoce ne doit pas être cause de trouble et d'angoisse quant aux fins dernières, à l'occasion des examens de conscience sous le signe de la terreur. Elle doit être le point de départ d'un amour plus généreux, d'un don de soi plus authentique, sous le signe de la charité évangélique.
Ne centrons donc pas la préparation à la communion sur la lutte contre la faute, contre les défauts, sur l'effort dans la pénitence, qui pourraient facilement développer un certain masochisme chez les enfants de cet âge! Mettons l'accent non sur le savoir, non sur le conformisme, mais sur l'amour et la simplicité.
Texto de F. Dolto en Sospsy.com